La Chambre

Owen n'avait su comment interpréter le mince sourire qui s'était formé sur les lèvres du prêtre à la vue de Dinah et peut-être suite à sa propre réflexion. La voix rocailleuse d'Irvine s'était teintée d'humour, lui semblait-il... Peut-être monsieur Anderson avait-il eu une réaction tout à fait simple d'amusement bienveillant ? Le reste du personnage rendait le moindre sourire ambigu.

C'est pourquoi, bien que le prêtre se fût montré tout à fait courtois, Owen ne fut pas fâché de le laisser à sa Bible, qui le comprenait sans doute mieux. Il l'observa un instant dans sa lecture, puis:

« J'en serai ravi, moi aussi. »

Il hésita un instant à rajouter "Bonne nuit", mais en voyant le clerc, droit comme un i dans son fauteuil et absorbé dans la lecture de la Bible - l'Apocalypse, sans aucun doute -, Owen jugea qu'il ne pouvait pas raisonnablement imaginer Irvine Anderson passer une bonne nuit.

« A demain... »

Suite à quoi il fourra son carnet dans sa poche gauche - la droite était le domaine réservé à sa pipe -, et ressortit de la chambre. Arrivé au bout du couloir, il fut tenté de grimper les escaliers au lieu de les descendre. Gamin, il adorait les greniers pleins de toiles d'araignées. Il avait même entretenu un élevage de ces sympathiques bestioles, mais un voyage improvisé des parents d'Owen - et donc d'Owen - les avait laissées sans vivres, et les braves bêtes étaient mortes. Bref. Par ailleurs, c'était par les plus hautes fenêtres d'une maison qu'on avait la plus belle vue...

Mais c'était d'une parfaite indiscrétion, et le Capitaine jugea plus raisonnable de s'en tenir aux lieux communs. Il emprunta donc l'escalier dans le sens descendant.

[Le Rez-de-Chaussée - La Bibliothèque]

Irvine leva les yeux de sa bible et regarda le marin partir. Contrairement à ce que pensait ce cher capitaine, il ne lisait pas l'Apocalypse mais l'Exode. Juste avant qu'Owen quitte la pièce, il dit un simple :

" A demain..."

Il se replongea ensuite dans sa lecture pendant un petit moment puis quand il fut sûr qu'Owen était partit pour de bon, il farfouilla un petit peu dans sa mallette et en sortit un vieux grimoire aux pages jaunies. Aucune inscription n'était présente sur la couverture de cuir, mais Irvine connaissait cet ouvrage par coeur. Il l'ouvrit à une page bien précise et posa sa main sur la page de droite. Il commença ensuite la longue prière qu'il avait appris par coeur bien des années auparavant.

"Prions le Christ pour son sacrifice, et nous souffrons comme Il souffre.
Nous autres les Chasseurs de Démons combattons pour toujours en Son Nom.

Nous, de l’Ordre du Marteau, nous irons dans les ténèbres glacées.
Nous traquerons et débusquerons l’impur, et poursuivrons partout le mal absolu.

Monter la garde est notre devoir, notre vigilance ne doit pas faillir.

Nous Chevaliers de Dieu, somme le marteau, nous pourfendons les ténèbres sans peur.

Nul Démon n’évitera notre regard, nul Démon n’évitera son sort.

Nous devons apprendre tous les secrets, car nous sommes les Sentinelles Eternelles.
Nous, les gardiens de l’Humanité !

Prudence et discrétion sont notre code, vigilance et patience sont nos méthodes.
Cachés aux maléfiques Yeux du Malin, nous frappons sans avertissement ni menace.

Bien que l’ombre nous entoure, elle n’atteint pas notre cœur.
Aucune malice ne touchera notre âme, aucun orgueil n’entachera nos pensées.

Purs parmi la foule des impurs, innocents parmi la foule des coupables.
Nous, les sauveurs de l’Humanité !

Le Christ protège nos âmes, comme nous protégeons celle des autres.

Notre volonté sera notre meilleure arme, notre foi sera notre meilleure armure.
Nos esprits seront d’imprenables forteresses, nulle vile tentation ne nous affaiblira.

Innombrables sont les périls devant nous, mais nos lames sont toujours prêtes.
Nous, la vengeance de Dieu !

Notre haine ne connaîtra pas de limite, partout nous porterons la guerre sainte.
Nous, l’Epée de la Justice !

Quand tous s’enfuiront en désordre, nous nous dresserons, forts et braves.
La couardise nous est totalement inconnue, Dieu nous insuffle son courage.

Sans la moindre pitié nous traquons, ceux qui se dressent contre nous.

La mort accompagne nos pas, à la fois horrible et inhumaine.
Nous, qui faisons renaître l’Espoir !
.
Lorsque la possession maléfique s’annonce, c’est notre lame rédemptrice qui s’abat.

Lorsque l’horreur envahit notre monde, nos exorcismes la repoussent en enfer.
Aucune horreur engendrée par le Malin ne peut résister à notre colère.

Sans peur ni doute nous vaincrons.
Aucune sorcellerie ne pourra nous arrêter.
Nous, qui apportons la Grande Victoire !

Nulle corruption ne souillera notre Terre, nul ennemi immatériel ne sera épargné.
Nul esprit maléfique ne nous contrera, nul rejeton du péché ne survivra.

Nul acte impie ne restera impuni, nul blasphème ne restera sans châtiment.
Nul rejeton des ténèbres ne survivra, tous seront bannis dans les limbes.

Nul n’échappera au feu purificateur.
Ni Démon, ni Enfant, ni Renégat.
Nous, la Lame de l’Humanité !

La bénédiction divine est sur nous, nous devons dompter le traître.
La sorcellerie œuvre contre notre ordre, mais aucune magie ne nous détruira.

Même si une incantation nous retarde, Dieu verra notre victoire finale.
Nulle sorcière ne brisera notre volonté, notre détermination est sans faille.

Les ténèbres du mal nous attendent, mais Dieu illumine notre chemin.
Le mensonge règne autour de nous, mais aucun traître ne nous trompera.

Aucune ruse ne pourra nous égarer, aucune damnation ne pourra nous abattre.
Nous ne connaîtrons pas la paix, car nous combattons pour l’éternité.

De simples mortels à Son service, dont la tâche ne finira jamais.
Et Deus Invocato Diabolus Daemonica Exorcism ! "

Irvine reprit sa respiration une fois la prière finie. Comme à chaque fois qu'il la récitait , il se sentait investi d'une nouvel force mais il se sentait aussi obligé de repenser à toute ses phrases et d'en juger leur valeur. Cette prière venue d'un autre âge lui demandait toujours beaucoup de réflexion. Irvine resta un long moment silencieux à fixer un point vague dans l'espace tout en tenant le grimoire entre ses mains. Finalement, il rangea le grimoire dans sa malette et se prépara pour aller dormir. Après une longue réflexion, il estima que le fauteuil lui irait très bien pour dormir et éviterait peut être une quinte de toux. Il s'installa confortablement après avoir éteint toutes les bougies et laissé un petit mot à l'attention d'Owen sur lequel on pouvait lire :

" Je dors dans le fauteuil, c'est mieux pour mon dos. Bonne nuit."

Irvine ferma les yeux et s'endormit tout en formulant une dernière prière silencieuse.

[La Roseraie - Vers le Pavillon]

De son pas lent et silencieux, Lain avait traversé le jardin.
Belig s'occupait de l'enfant, les visiteurs gagneraient bientôt leurs chambres.
Il respira profondément, les parfums végétaux sublimés par la fraîcheur du soir lui apportaient toujours un calme infini.
Les nuits, toutes les nuits étaient à lui et l'angoisse qui l'étreignait un instant plus tôt n'avait jamais existé.

L'écho d'une prière résonna dans son esprit aux aguets et il ne s'agissait pas de celles enseignées par Belig.
Ainsi donc ce prêtre puisait sa force dans le Livre, il n'en fut pas étonné.
Arrivé devant la maison, il inclina la tête sur le côté.
Il écoutait et ses yeux lumineux se plissaient.
La porte du Hall lui livra le passage et son regard accrocha son reflet dans le haut miroir.

L'homme pâle sourit en montant lentement l'escalier, quelques pas encore dans le couloir.
Du bout des doigts, il poussa le battant de la porte dont le bouton avait joué sans bruit.
Il se tint un instant dans l'encadrement et son regard translucide balaya la pièce.

Il foula sans bruit le tapis de laine et se pencha avec curiosité vers le prêtre qui paraissait assoupi.

Un murimure amusé, presqu'inaudible, franchit ses lèvres.

"Pensez-vous séjourner chez quelques damnés ?"

Il fit un pas en arrière.
Il attendrait.
Le temps ne lui appartenait-il pas ?

Alors que la porte de sa chambre s'ouvrait silencieusement, Irvine restait tranquillement endormi dans le fauteuil la tête penché en avant un main sous le menton, et son autre main posé sur sur la bible qui reposait sur ses cuisses. Son souffle était long et calme. C'était toujours durant les premières minutes de son sommeil qu'Irvine dormait le mieux.

Alors que l'homme à sa porte murmurait une courte phrase, un sifflement rauque commença à se faire entendre dans le souffle du prêtre. Son vieux coeur n'envoyait plus assez de sang dans les poumons et l'oxygène commençait à manquer au prêtre. La respiration se fit un peu plus rapide pour trouver un peu d'air. Le prêtre avala dans son sommeil, prit une grande inspiration et son souffle redevint normal, du moins pendant un petit moment.
La respiration se fit à nouveau rapide et laborieuse.
Un petit toussotement secoua le corps du prêtre. Les poumons essayait de faire un maximum pour aller chercher l'air.

Un autre toussement suivit. Maintenant il n'y avait plus rien à faire, dans quelques instants le prêtre allait se réveiller en proie à une violente crise de toux nocturne, alors qu'un étranger se tenait juste devant sa porte.

La quinte de toux éclata, d'abord lente puis rapide et saccadée. Irvine se redressa, aggripant sa bible d'une main libre et pressant l'autre contre sa bouche. Le corps du prêtre était secoué de spasmes comme une poupée de chiffon mais à travers toute sa douleur, il arrivait encore à voir, à percevoir la présence qui se trouvait dans l'entrebaillement de la porte. Au bout d'une minute qui sembla durer une éternité, la quinte de toux stoppa, laissant un Irvine haletant et épuisé. Il sortit un mouchoir de sa poche et essuya le mince filet de sang qui coulait du coin de sa bouche. Quand il se sentit à nouveau assez fort, aussi bien physiquement que psychologiquement, il redressa la tête en direction de son visiteur nocturne. C'est d'une voix faible et erraillée qu'il s'adressa à lui :


" Bonsoir... Excusez-moi...keuf... Je me nomme Irvine Anderson, je peux faire quelque chose pour vous ? "

D'une main hésitante, le prêtre chercha une allumette pour pouvoir allumer une bougie et apporter un peu de clarté à la pièce.

Lain avait suivi d'un oeil intéressé le reveil douloureux du prêtre.
Les visiteurs amenaient toujours leur charge de peines, maladies et autres malheurs.
Peu arrivaient à Loch Lurgainn House dans un halo de joie.
Il fronça le nez en constatant l'état de faiblesse du viel homme.
La goutte de sang traçant une fine ligne sur la peau parcheminée illumina de son reflet pourpre l'eau de ses yeux.

Enfin le prêtre prit conscience de sa présence et s'adressa à lui.
Il sourit, amabilité feinte.

"Je ne pense pas que vous puissiez faire quoique ce soit, Monsieur. Je suis Lain Chattan, le Maître de cette maison."

Du bout des doigts, il désigna la bible qui reposait sur les genoux du vieillard.

"J'ai entendu votre.. prière. Cela m'a semblé bien étrange."

Etrange n'était pas le mot.
Pas du tout.
Mais il sourit juste un peu plus.

Le prêtre alluma quelques bougies tout en écoutant la réponse de l'inconnu. Quand il entendit qu'il était face au maître de la maison, Irvine redressa la tête et essaya de percer l'obscurité pour voir Lain.

"Ravi de faire votre connaissance Monsieur Chattan, permettez moi de vous remercier en personne de l'accueil que vous m'avez fait. Et sachez dès maintenant que si je peux faire quoi que ce soit pour vous ce serait avec plaisir. Je pense que je repartirai demain dans la journée, si mon état de santé le permet, bien évidement."

Puis Irvine entendit la remarque sur sa prière. Il n'avait prononcé qu'une prière à haute voix et il pensait être seul. Une alarme sonna dans le crâne de l'homme d'église. C'est avec beaucoup de précaution qu'il répondit :


"C'est une vieille prière de l'église où j'étais séminariste. Elle me rappelle de vieux souvenirs et j'aime bien son côté désuet. Puis-je savoir en quoi vous l'avez trouvée étrange ?"

Irvine avait parlé calmement avec une pointe de chaleur comme si ce sujet n'avait pas d'importance pour lui. Il porta tout de même la main à sa besace pour s'assurer que son antique grimoire y était toujours.

Les yeux de l'homme pale s'étirèrent et il fit un geste désinvolte de la main.

"Je ne pense pas que vous puissiez faire quoi que ce soit pour cette maison, mais cela est sans importance."

Il s'adossa au chambranle de la porte et croisa les bras.

"Votre.. prière m'a semblée étrange pour l'avoir déjà entendue.. il y a fort longtemps. Je l'avais alors trouvée.. amusante."

Son regard pénétrant se fixa sur le visage du prêtre.

"Cependant, nous avons un enfant dans cette maison et j'aimerais que vous ne l'effrayez pas avec de telles.. choses qui peuvent être impressionnantes pour un si jeune esprit."

Le sourire revint sur les lèvres glacées, un peu lent et n'allant pas jusqu'au regard étincelant.

"En ce qui concerne votre départ.. mieux vaudrait penser à vous soigner plutôt que déjà espérer nous quitter. La lande n'est pas tendre avec les faibles.. Mais je ne vous apprends rien n'est-ce pas."

[Le Domaine - Le Pavillon Chattan - La Salle à Manger]

Choc. Contraste.

Owen ferma les yeux. Il l'avait pressenti. Refusant cependant de l'admettre, il rouvrit précipitamment les yeux et se retourna mais... Il ne vit que le couloir sombre d'où il avait été projeté dans le Rêve. Son regard s'abaissa lentement sur ses mains. Elles tenaient le châle brodé. Mais elle... Elle avait disparu. Disparu aussi le soleil, disparus l'été et l'insouciance. Disparue la jeune femme qui l'aimait.

Il serra les dents et prit seulement alors conscience de la présence du prêtre et de Chattan. Chattan qui, d'ailleurs, ne se trouvait qu'à quelques centimètres de lui. Il avait dû être dérangé dans sa position par l'arrivée d'Owen... Mais Owen s'en moquait. Il se moquait aussi de savoir pourquoi le prêtre ne dormait pas, pourquoi les chandelles étaient allumées et pourquoi le maître de maison semblait tenir avec Irvine une discussion nocturne inattendue.

Le Capitaine n'avait pas conscience que son arrivée brutale et silencieuse pouvait paraître étrange. Son regard un peu vide se fixa alternativement sur le prêtre et sur Lain tandis que ses mains s'accrochaient avec force au vêtement qu'elles tenaient.

Il fut tenté de prendre Chattan par le col pour lui demander des explications sur tout ce qui se passait depuis son arrivée et sur Mrs Cocksure, mais il se retint. D'abord, il se souvint de la réaction de l'homme lorsqu'il lui avait simplement effleuré le bras. Mais surtout, il n'avait aucune confiance en Lain Chattan et répugnait à lui parler d'Elle. C'était son secret... et peut-être la sécurité de la jeune femme en dépendait-elle. Mais Owen se promit d'avoir un entretien avec Dinah Windfield au plus tôt concernant Mrs Cocksure.

En attendant, il reprit un peu ses esprits et voulut briser le silence, mais il ne trouva rien à dire. Il referma la bouche et demeura muet, le regard inhabituellement dénué de toute expression.

Le prêtre, reprenant petit à petit ses forces, écoutait attentivement le maître de la demeure. Sa réponse ne le surprit guère quand à avoir un quelconque rôle dans la maison, il avait proposé son aide par simple politesse.
Quand Lain mentionna qu'il avait déjà entendu la prière d'Irvine, celui-ci le nota soigneusement dans sa mémoire et analysa rapidement l'information.

*Bien, déjà qu'il l'ai entendu une première fois quand je l'ai récité alors que je pensais être seul, tend à me faire dire que ce cher monsieur Chattan tend à écouter aux portes, mais qu'en plus il l'ait déjà entendue par le passé me semble véritablement étrange. Nous ne sommes pas très nombreux dans notre ordre, je me renseignerais sur notre activité dans la région. Cet homme est étrange, du moins suspect. Irvine, il se peut que ta dernière promenade soit moins calme que prévu.*

" Je comprend qu'elle puisse paraître amusante, cette prière est désuète et date d'une autre époque. Je l'apprécie pour les souvenirs qu'elle transporte."

Puis vint la remarque sur la jeune fille et sa sensibilité. Irvine sourit intérieurement et répondit avec le plus grand calme.

" Je tacherais désormais de prier dans le silence, je vous le promets."

Irvine sentait peser sur lui le regard de Lain. Le visage taillé à la serpe d'Irvine ne laissait paraître aucun sentiment et son propre regard était planté dans les yeux de son interlocuteur, avide de la moindre information que pourrait laisser paraître Lain.

" Je vous suis gré de vous inquiéter pour ma santé mais malheureusement pour moi, cette maladie n'est pas curable, juste ralentissable. Cependant, et heureusement pour vous, elle n'est pas contagieuse. Je connais ma résistance et mes faiblesses. Et je sais ce que la lande peut faire aux faibles..."

Irvine allait rajouter une dernière chose quand le Capitaine apparut dans la pièce un châle à la main. Il semblait un peu perdu et désorienté et voulait certainement dire quelque chose mais les mots ne paraissaient pas vouloir sortir de sa bouche. Le prêtre s'adressa au capitaine pour essayer de le débloquer.

"Capitaine Burnett ! Vous allez bien ?"

Le regard acéré de Lain scruta le prêtre. Il faisait une erreur. Mais il s'en rendrait compte bien assez tôt.

"Une autre époque en effet. Quant aux prières, elles sont les bienvenues et sachez que chacun dans cette maison pense de même."

L'homme blond sourit à nouveau et s'inclinait déjà pour prendre congé quand le Capitaine entra dans la pièce, l'air absent et le regard perdu.

"Je vais vous laisser à présent, la nuit est avancée et tout aspire au repos."

Tournant le dos au prêtre, il se tint un instant face à Owen et dissimulé à Irvine par son propre corps, sa main pâle effleura son bras sans rééllement le toucher dans un geste tout à fait inattendu.

Les mots se formèrent sur ses lèvres, que seuls le marin put entendre.

"Rien n'est enfui, tout persiste."

Un hochement de tête, douceur dans le regard d'eau si lumineux et il sortit de la pièce.

[Chambre de Coleen]

Lorsque Chattan s'était placé juste face à lui, Owen avait planté deux yeux brûlants dans le regard trop clair. C'est alors que le geste le décontenança. Oh un geste à peine esquissé mais... Lain savait. C'était impossible et pourtant il savait. Sinon, pourquoi ce mouvement, et, surtout, pourquoi ces mots ? Tout juste un murmure... Tout juste un semblant de compréhension dans les yeux... Et ces mots qu'il ne savait interpréter.

Owen s'écarta pour laisser partir le mystère fait homme, et la colère qu'il éprouvait l'instant d'avant sembla s'évanouir avec lui. Restait un vide qui pesait aussi lourd qu'une peine. Il passa une main sur son visage tiré, et poussa un soupir. Lorsqu'il releva la tête cependant, il croisa le regard interrogateur du prêtre et Owen se souvint alors que celui-ci lui avait posé une question.

« La soirée a été trop lourde après trop de jours de solitude et d'harmonie. »

La phrase était un peu décousue, mais il ne fallait pas trop en demander. Owen se redressa et fit un geste vers le lit, dans un effort pour retomber dans la normalité:

« Vous ne dormiez pas ? »

Irvine regarda le maître de maison quitter la pièce puis son regard retourna sur le Capitaine qui poussa un soupir avant de s'adresser au prêtre. Irvine sentit une profonde mélancolie dans les paroles du capitaine mais il sentit aussi qu'il était impuissant face aux besoins du capitaine.

" Je connais bien la solitude... Si vous désirez vous entretenir de quoi que ce soit avec moi je suis là, pensez y... "

Irvine essayait de se montrer chaleureux mais ce n'était pas dans ses habitudes de réconforter les gens.

" J'ai dormi un peu, jusqu'à ce qu'une quinte de toux me réveille et là j'ai discuté un peu avec monsieur Chattan. Je comptais lire un peu pour retrouver le sommeil mais si vous désirez vous coucher alors je ferais de même."

Irvine, ne voulant pas accabler le Capitaine, détourna son regard inquisiteur et vaqua un petit peu à travers la pièce.

Il avait failli ricaner avec bien peu de charité lorsque le prêtre s'était proposé comme confident. Mais il n'en fit rien. Après tout, Anderson semblait faire un effort pour être aimable.

« Non je vous en prie, lisez ou faites autre chose si vous voulez, je n'ai pas spécialement sommeil... »

Un petit euphémisme de temps en temps n'avait jamais tué personne.

Il envoya voler ses chaussures crasseuses dans le coin généreux qui accueillait déjà son sac, et s'assit sur le lit. Celui-ci étant parfaitement tiré - par Dinah Windfield un peu plus tôt dans la soirée -, Owen avait conclu que le prêtre dormait dans le fauteuil. Le Capitaine s'assit en tailleur comme un grand enfant qui attend, sauf qu'il n'attendait rien. Son regard suivit un moment les mouvements du prêtre, puis revint se poser doucement sur le châle. Un gros soupir s'échappa de nouveau de sa poitrine. Il ne savait même pas son nom...

Un instant, tandis qu'Irvine avait le dos tourné, il plongea brièvement le nez dans le vêtement et s'imprégna de son odeur. Puis, le regard indéterminé, il demanda brusquement:

« Vous ne trouvez pas qu'il se passe des choses étranges ici ? »

Le prêtre retourna tranquillement à son fauteuil tandis que le Capitaine s'installait sur le lit. Irvine s'assit, sortit sa bible et l'ouvrit au début. Il lut tranquillement tournant lentement les pages usées du saint ouvrage. Irvine, les yeux toujours plongés dans sa bible, entendit clairement le capitaine pousser un gros soupir.
Finalement, le capitaine brisa le silence et dit une phrase toute simple mais qui excita incroyablement le prêtre.

* Ainsi, cela ne vient pas que de moi, ce n'est pas ma paranoïa qui me joue des tours. Bien, tachons d'en savoir plus...*

Il releva doucement la tête de sa lecture et regarda un instant le capitaine avec des yeux intrigués. Il prit une longue inspiration et prit la parole d'une voix calme :

" Et bien mon cher Capitaine, je ne sais pas exactement ce que vous entendez par étrange, mais cette demeure me semble en effet entourée d'une aura de mystère.
Sachez par exemple qu"en me rendant ici, je ne pensait trouver que des ruines, ainsi j'ai été assez surpris de trouver tant de vie.

Mais peut être avez vous vu autre chose ?

Tout ce que je sais, c'est que nos bienveillants hôtes, bien que très aimable de m'avoir accueillit, me semblent un petit peu étrange, disons dans leur monde. "

Irvine avait dit tout cela d'un ton léger d'où pointait une touche de curiosité.

La curiosité nouvellement éveillée chez le prêtre n'échappa pas à Owen, et celui-ci regretta un peu sa question. Il fit un geste évasif et se rétracta.

« Oui, dans leur monde... Mais c'est compréhensible, ils sont si isolés, n'est-ce pas ? »

Si seulement ils n'avaient été que dans leur monde au sens figuré... Mais non, Monsieur Anderson, il n'y avait pas que cela ! Les oiseaux étaient fous, Lain Chattan était dérangé et sa colère éteignait les bougies, la pupille, eh bien la pupille ne semblait pas vraiment plus équilibrée, et puis... Et puis Elle, que diable ! Il l'aurait hurlé. Comment la nuit se transformait-elle en pleine journée, Robinson Crusoé en petite coiffe à la mode, cette chambre en salle à manger et vous-même, Monsieur Anderson, comment vous étiez-vous métamorphosé en une créature mille fois plus aimable ?!

Mais comment dire cela... Le croirait-on ? Certes il tenait le châle brodé de feuilles dans ses mains, et le vêtement était bien concret, mais il pouvait l'avoir emprunté à n'importe quelle femme tout aussi concrète ! Et puis, voulait-il vraiment faire part de cette rencontre à l'austère ecclésiastique ? Non. Il aurait simplement aimé qu'il le rassure, qu'il lui explique les phénomènes étranges ou bien qu'il lui démontre logiquement que tout n'était qu'illusion, et que le châle lui avait été remis par quelque petite bonne devant la porte pour telle ou telle raison, ou bien... Qu'en savait-il ? Tout était possible !

Owen s'était échauffé intérieurement, et il reprit un peu son calme.

« Non c'est simplement... Les oiseaux. Les oiseaux sont bizarres. »

Là, si le prêtre lui accordait encore une dose minimum d'intelligence, le Capitaine ne douterait plus de la charité des hommes de foi.

Le prêtre continuait à fixer le capitaine par dessus sa bible. Il vit le changement d'humeur du capitaine et sa préoccupation.

" En effet, ils sont isolés mais cela n'explique peut être pas tout..."

Irvine était très attentifs aux expressions du capitaine. Il vit sur son visage et au fond de ses yeux, une discussion qu'il avait déjà croisée à de nombreuses reprises.
* Cet homme a vu une chose qu'il ne s'explique pas. Ce marin habitué aux choses matérielles a été confronté à un évènement qu'il n'arrive pas à assimiler mais il n'ose pas en parler. C'est normal qui voudrait passer pour fou face à un inconnu. *

Irvine vit que le regard d'Owen était fixé sur le châle qu'il tenait dans les mains. Cet objet devait avoir un rapport quelconque avec les évènements récents. Irvine ferma lentement sa bible et la posa sur un meuble à proximité. Puis le capitaine fit une remarque sur les oiseaux. Irvine lui répondit calmement d'une vois calme et sérieuse sans aucune pointe ni d'amusement, ni d'ironie.

"Les oiseaux vous dites ? Intéressant...
Capitaine Burnett la voie qui mène à la vérité et à la paix de l'âme est sinueuse et semée d'embûches. Je le sais car j'ai eu à la parcourir de nombreuses fois.
Il existe des choses dans ce monde que l'on ne peut s'expliquer. Nous ne sommes que des hommes, mortels et imparfaits. Nous ne pouvons pas toujours comprendre tout ce qui se passe devant nos yeux. Nous sommes manipulables et l'on peut nous tromper. Mais nous ne sommes pas faibles et désarmés pour autant. Nous avons toujours le choix. Le choix de continuer notre quête vers la vérité, aussi difficile et douloureuse soit elle, ou bien de se conforter dans de pieux mensonges.
Nous pouvons toujours faire ce choix. J'ai eu à le faire de nombreuses fois et j'ai aidé beaucoup de gens à le faire au cours de ma longue carrière. Ce ne fut pas toujours facile mais je n'ai jamais abandonné.
Je peux voir dans vos yeux mon cher capitaine que vous êtes troublé et que ce trouble n'a rien de commun. Je ne vous propose pas de solution, il n'y a pas de miracle autre que ceux que l'on fait par soi-même. Je vous conseille juste de ne pas abandonner sans avoir combattu. Vous me dites que les oiseaux sont étranges et bien dites moi en quoi et parlons en.
Mais s'il vous plait, quoi que vous fassiez, ne rejetez pas l'incompréhensible pour des réponses simples."

Le prêtre termina son long monologue avec une voix emplie de bonté et de foi. Il voulait sincèrement aider le capitaine.

"Capitaine, je reste à votre disposition, à tout moment."

Irvine fixait Owen de ses yeux perçants dans l'attente d'une réaction.

Charité n'était plus le mot qui convenait. Le prêtre s'était lancé dans un vaste programme de leçon de vie.

Le regard troublé d'Owen avait changé progressivement, passant par la surprise, l'agacement, l'écoute. Le 'Je vous conseille juste de ne pas abandonner sans avoir combattu' était seul de trop. Ou peut-être était-ce nécessaire au contraire. Le Capitaine redressa le menton inconsciemment. Le Loup des Mers mourait plutôt que d'abandonner.

*Une femme, Owen, une seule femme et le Loup des Mers est réduit à néant.*

Non ! Là-bas, au-delà de la lande, des hommes l'attendaient. Et son équipage attendait le Capitaine Burnett, il ne le reconnaîtrait pas dans cette loque qui avait des hallucinations et qui les regrettait lorsqu'elles prenaient fin !

Une main de fer redressa le Capitaine qui soutint le regard inquisiteur du prêtre. Pourtant... Pourtant, quelque chose du côté de son coeur remua étrangement lorsqu'il se souvint de la douceur de sa joue sous ses lèvres. Et ses yeux... Ces yeux !

La volonté inébranlable du Capitaine se fissura lentement. Les paroles du prêtre repassèrent dans sa tête. 'Nous ne pouvons pas toujours comprendre tout ce qui se passe devant nos yeux'. Il cligna des yeux et détourna le regard. 'Nous sommes manipulables et l'on peut nous tromper'. La maison Chattan cachait quelque chose. Cherchait-on à le tromper, à l'ébranler, à le blesser, à le tuer ? Anderson parlait sans doute du Malin. Mais les traits du diable se mêlaient à ceux de... Non, le monologue du prêtre lui avait tourné la tête. Et ces mots de Lain Chattan...

Owen ferma les yeux. Il voulut avoir six ans et se réfugier dans les jupes de sa mère.

« Je ne sais plus... » murmura-t-il d'une voix faible. « Je suis fatigué... »

Il rouvrit lentement les yeux et chercha le regard d'Irvine. Il ne lui faisait aucune confiance. Mais le Capitaine n'était pas encore tout à fait mort. Sa voix se raffermit un peu.

« En passant ce pont, j'ai vu un oiseau. Il est venu picorer dans ma main et puis... Et puis des dizaines d'autres se sont jetés sur moi. Et puis tout à l'heure je lisais dans le salon, quand je relève les yeux, je tombe sur un oiseau. Et puis immédiatement, toute une nuée encore, leur regard, leur regard... »

Owen inspira et s'interrompit. La suite lui resterait.

Irvine observait avec attention l'évolution du capitaine alors qu'il lui parlait. De par son expérience, il reconnut chaque étape par lesquelles le capitaine passa : ennui, surprise, agacement, écoute et finalement colère. Irvine était satisfait des réactions du capitaine. Il avait bien compris que le marin farouche n'accepterait pas de se laisser aller de cette manière. Quand celui-ci releva la tête et soutint le dur regard du prêtre, Irvine vit naître l'espoir que cet homme jusque là brisé pourrait renaître de ses cendres.

Puis l'espoir d'Irvine éclata comme une bulle de savon et comme souvent il se rendit compte que l'influence du mal était déjà forte et le capitaine repartit dans un élan de mélancolie. Irvine suivait de l'extérieur le combat qui se déroulait dans le crâne du capitaine. Il avait vu ce combat se dérouler de nombreuses fois et l'issue était toujours incertaine. Lui-même avait failli plus d'une fois sombrer dans ce genre de cas, il ne savait que trop bien ce qu'affrontait le capitaine.

Puis Irvine crut qu'il avait abandonné, qu'il renonçait mais il se redressa finalement cherchant le regard du prêtre et il lui parla des oiseaux. Irvine le regardait droit dans les yeux, son regard empli de confiance et de courage, autant de chose qu'il voulait partager avec le malheureux capitaine. Tant qu'une once de courage et de révolte serait présente dans le coeur du capitaine, Irvine ferait tout pour l'aider et le soutenir.
Irvine se releva et toisa un instant le capitaine de toute sa hauteur. Puis il s'agenouilla humblement à côté du lit et tendit sa longue main osseuse vers le capitaine.

"Courage Capitaine... Ne vous laissez pas abattre, vous avez fait le premier pas et c'est le plus important. Je sais que vous avez affronté pire dans votre vie qu'une volée d'oiseau. Capitaine, vous l'avez dit vous même, cette maison est étrange, vous le savez, moi aussi, ne vous laissez pas faire. La tentation peut être forte mais vous avez la force et le courage pour y résister. Bon dieu Capitaine ! Vous n'allez pas laisser une vieille bicoque dont les planches seraient indignes d'un navire vous dictez votre façon de faire et de penser."

Irvine se tut quelques instants pour laisser au capitaine le temps de digérer ce dernier monologue. Puis il prit une longue inspiration et d'une voix pleine de confidence, il s'adressa calmement au capitaine :

"Vous avez été honnête avec moi capitaine et en retour, je vais l'être avec vous. Je ne suis pas un prêtre classique, je n'ai jamais fais de sermon dans un église, je n'ai jamais fait de confession dans le sens classique du terme, bref, je ne suis pas le curé de campagne de votre enfance.
J'appartiens à un ordre très particulier connu sous le nom d'ordre du Marteau. Nos traditions et nos devoirs nous poussent à parcourir le monde pour enquêter sur toutes les manifestations occultes et à intervenir pour protéger toutes les personnes que ces manifestations mettent en danger. Notre savoir et nos méthodes sont millénaires. Nous savons distinguer l'imposture et l'illusion des réels dangers qui existent dans ce monde. Nous avons eu beaucoup de noms au cours de l'histoire : Inquisiteur, Répurgateur, Exorciste, Chasseur de sorcières...

Ce que je vous propose ce soir capitaine, c'est d'affronter ensemble ce qui vous a troublé. C'est de ne plus être seul face aux manifestations inexplicables. C'est de démêler le vrai du faux. Etes-vous avec moi capitaine ? Voulez vous m'aidez pour empêcher cette demeure de nuire comme elle a pu vous nuire ? Personnellement, je n'abandonnerai jamais des innocents..."

En finissant sa phrase, Irvine tendit un peu plus sa main, tout en fixant le capitaine avec un regard fort et empli de sincérité.

Non il n'avait pas six ans, et pourtant tout portait à le croire. Quand le prêtre s'était agenouillé à côté de lui et avait tenté de le rasséréner, Owen avait pris pleinement conscience de sa déchéance. Le Loup des Mers n'était plus qu'un vulgaire bout de guimauve.

Mais curieusement, le discours d'Irvine eut l'effet escompté. Owen se secoua brièvement comme un chien s'ébroue pour chasser l'eau de ses poils. Ses mains plus fermes déposèrent le châle sur le lit, et lorsque le prêtre jura, Owen se sentit un peu mieux.

Il n'avait pas saisi, cependant, la main décharnée que lui tendait Anderson. Le regard intense qu'il posait sur le prêtre fut nourri par le monologue suivant.

L'ordre du Marteau... Du marteau ? Pourquoi pas de la faucille ? Mais visiblement il n'y avait pas à plaisanter. Des manifestations occultes, un savoir, des méthodes, les réels dangers... Et puis la liste noire récitée sans une once d'hésitation. Le Capitaine n'avait plus aucune envie de prendre la main qui lui était tendue. Lorsque le prêtre se tut, le silence s'installa tandis qu'Owen ne détachait plus son regard, les sourcils de charbon légèrement froncés, du visage hâve.

Puis il se leva et fit quelques pas au hasard dans la chambre. Il avait besoin d'assimiler la confidence du prêtre. Du prêtre qui lui demandait de lutter à ses côtés contre... Mais contre quoi, au juste ? Les manifestations occultes. Si Owen avait eu une vie mouvementée au sens strict, les histoires de satanisme, de manifestations du Malin et autres ne l'avaient jamais approché. Et si dans les légendes qu'il se plaisait à raconter, les phénomènes étranges abondaient, ce n'était que des légendes, n'est-ce pas ? A vrai dire, il en aurait volontiers ri même si pour les enfants il cultivait le mystère.

Owen se retourna brusquement et fixa le dos tourné du prêtre toujours à genoux. Cet homme était-il fiable ? Lain Chattan était-il fiable ? Lui-même, Owen Burnett, était-il fiable ? Pouvait-il se fier à lui-même ? La veille, oui. Sans hésitation. Il était l'homme sûr qui maîtrisait. Mais aujourd'hui... Aujourd'hui le Capitaine doutait de tout, y compris de lui, y compris du réel.

Prendre une décision. Contourner par tribord ou par bâbord, accélérer ou ralentir, dévier, aller, revenir, commander, gérer, diriger... Il savait. Mais dire oui ou non à Irvine Anderson, prendre la main tendue ou la refuser, croire ses sens ou s'en méfier, faire confiance ou se défier... Il ne savait pas. Douloureux aveu pour le Capitaine. Nu.

« Je ne suis pas sûr de comprendre. Tout ça m'est étranger. Je ne sais plus distinguer... »

Le fantastique brouillard d'Écosse ratatiné sous son crâne.

« Avez-vous été envoyé ici par votre... Ordre ? »

Irvine observait l'homme en pleine lutte interne. Il essayait de suivre au maximum la lutte interne qui dévorait cet homme et l'effet que chacune de ses paroles pouvaient avoir sur lui.
Irvine savait bien qu'après son laïus et les références qu'il avait citées, il y avait peu de chance qu'Owen accepte cette main tendue, mais il voulait tout de même provoquer une réaction. Irvine vit une victoire quand le marin posa le châle sur le lit, puis il se leva et fit les cents pas dans la pièce. Irvine l'observa un moment puis se releva tout en continuant à regarder le capitaine.

"Il est normal que vous vous sentiez perdu à l'heure actuelle. Justement, un des grands buts de mon ordre est de démêler le vrai du faux, apprendre à distinguer l'occulte de la supercherie. C'est ce que je vous propose de faire. La majorité des cas dits "étranges" sont simplement des bizarreries scientifiques."

Irvine essayait de rassurer le capitaine mais il se doutait bien que dans son état une discussion rationnelle n'aurait pas un impact très fort.

"Non, ce n'est pas mon ordre qui m'a envoyé ici. A vrai dire je suis aux portes de la retraite et je rentrais simplement chez moi. Sauf qu'en vieux curieux que je suis, j'ai entendu parler d'une maison un peu étrange et j'ai voulu venir voir de mes propres yeux."

Irvine regardait toujours le capitaine mais sa main n'était plus tendue. Il ne voulait pas mettre trop de pression sur le marin.

"Prenez le temps de réfléchir à ce que je vous ai dit et à ce qu'il s'est passé ce soir. Ne prenez pas de décisions hâtives ou contre votre conscience.
Je ne saurais que vous conseiller de vous tourner vers Dieu pour trouver votre voie, mais ce n'est peut être pas dans vos habitudes. Ce qui, soyons honnête, ne me dérangerais pas. Chaque homme est libre des choix qu'il fait. Je suis juste là pour éviter que ces choix soit influencés par des entités malveillantes, aussi bien réelles qu'occultes."

Irvine resta un moment debout pour pouvoir suivre les réactions du capitaine.

"Si vous avez des questions, n'hésitez pas à me les poser."

Deux expressions avaient été retenues par le tamis.
Bizarreries scientifiques. Se pouvait-il que tout, tout depuis les oiseaux, les chandelles, Elle, se pouvait-il que tout fût explicable par la science ? Un immense soulagement se pressait à la porte des sentiments d'Owen, mais doucement, mais sûrement était refoulé. Ne pas basculer du côté le plus simple pour la seule raison qu'il était le moins compliqué.
Une maison un peu étrange. Ainsi la rumeur courait sur la lande que la demeure Chattan n'était pas banale. Le Capitaine avait bien été averti par quelques vieux du village, mais il ne les avait pas écoutés, persuadé qu'il était qu'il n'y avait là que matière - exploitée - à légende. Alors que le prêtre avait senti quelque chose...

Les sourcils d'Owen se froncèrent un peu plus.

« Que savez-vous sur cette maison ? Sur ses occupants ? Que voulez-vous dire par "étrange" ? »

Mais tandis qu'il rassasiait Anderson des questions qu'il avait presque mandées, un grand vide se fit soudain chez le Capitaine. Ses sentiments, ses réflexions paraissaient s'évanouir pour laisser place à un immense point d'interrogation las: mais pourquoi tout cela alors qu'il partait dans quelques heures ?

Irvine fixait toujours le capitaine. Il le sentait presque acquis à sa cause mais ce n'était pas le moment de faire un mauvais pas. Finalement, Owen lui posa quelques questions en rapport avec la maison. Irvine prit quelques instants pour réfléchir puis répondit d'une voix calme.

"J'ai des réponses, mais pas ici, ni maintenant. Les murs de cette demeure ont des oreilles et j'ai déjà peur d'en avoir trop dit et trop fait ce soir. Je pense que le maître de cette demeure connaît ma nature exacte et je ne pense pas qu'il l'apprécie particulièrement. Je dois donc faire très attention et je ne voudrais pas vous mettre dans cette situation en vous en disant trop.

Pour l'instant, je pense qu'il faudrait nous reposer. Nous sommes plus faible psychologiquement quand nous sommes en manque de sommeil."

Irvine se pencha et farfouilla dans sa mallette avant de ressortir une amulette en forme de croix. Cette petite amulette très sombre était recouverte d'écriture en or. Il la tendit au capitaine.

"Ceci est une amulette de Sainte Blandine, cela protègera votre sommeil. Portez-là à même la peau."

Irvine regardait Owen avec une nouvel émotion dans son regard, comme s'il regardait un compagnon, un associé.

Owen avait fixé l'amulette d'un air incrédule. Non, franchement, le prêtre ne se prenait pas au sérieux ? Un regard suffit à ne pas le rassurer. Si, Irvine Anderson parlait sérieusement. Le Capitaine prit la petite croix et la posa sur un guéridon, sans précaution ni solennité.

« Je vous remercie, je crois que mon sommeil n'a pas besoin d'être protégé. Je ne voudrais pas vous en priver si vous-même vous sentez menacé... »

Il envoya voler ses chaussures au pied du lit et s'étendit sur le dos, au-dessus des couvertures. Il resta ainsi une seconde, puis se redressa et souffla les bougies, plongeant la chambre dans l'obscurité. La discussion finissait un peu durement, mais Owen voulait indiquer clairement au prêtre qu'il n'était pas manipulable si facilement.

Le Capitaine se recoucha sur le lit, laissant Irvine s'installer dans son fauteuil pour finir sa nuit. Le silence et le noir furent rois quelques secondes, puis la voix grave d'Owen laissa tomber ses derniers mots.

« Et je ne suis pas faible psychologiquement. »

Irvine comprit son erreur dès qu'il vit le regard d'Owen sur l'amulette. Il observa sans un mot le capitaine la déposer sur le guéridon sans suivre ses indications. Le visage d'Irvine s'était refermé comme sous l'effet d'une mauvaise nouvelle.
Il était en colère, très en colère, pas contre le marin, non pas du tout, mais contre lui-même, contre l'époque profane où il vivait et toutes les atrocités que son Eglise avait commises, toutes ces choses qui faisaient que l'on n'a plus confiance en l'Eglise et que la moindre parole d'un prêtre passait pour du fanatisme ou une quelconque absurdité.
Irvine se rassit dans son fauteuil sans un mot. Le capitaine voulait avoir le dernier mot, il voulait montrer qu'il était fort, dur et tatoué. Irvine aurait pu lui rappeler son état quelques minutes auparavant, il aurait pu lui remontrer le châle et lui reparler des oiseaux mais il ne le fit pas. Cet homme avait déjà souffert et il n'était pas dans le rôle d'Irvine de le faire souffrir plus, comme il n'était pas dans son rôle de le sauver. Ce cher capitaine avait donc tacitement refusé la main tendue d'Irvine et bien tout ce que souhaitait Irvine était que le capitaine n'ait jamais à regretter ce choix.
Une fois de plus Irvine était seul. Cela ne le surprenait pas, bien au contraire, il aurait été très surpris que le capitaine accepte. En général personne n'acceptait. Une fois que le capitaine eut fini de se rassurer au sujet de sa force psychologique, Irvine ajouta simplement sans aucune émotion dans sa voix.

"Bonne nuit Owen."

Irvine trouva une position un peu moins inconfortable sur son fauteuil et entama une dernière prière silencieuse avant de s'endormir tout en tenant dans sa main une amulette de Blandine dont il ne se séparait jamais…

*Mon père qui êtes aux cieux, faites que mon bras soit guidé par la justice et que la lumière triomphe sur les ténèbres. Protégez l'âme des innocents même de ceux qui restent aveugles à Votre Lumière. Puisse Votre Lumière nous guider à travers les ténèbres... Amen !*

Sur ces quelques pensées Irvine sombra dans un sommeil sans rêve. Un sommeil plus proche d'une profonde méditation que d'un vrai repos.