La Chambre

[Chambre d'Owen]

Dinah avait ouvert sa porte à la volée, refermée aussitôt, et était restée le dos appuyé contre la porte, les joues brûlantes de honte.

Quelle idiote elle faisait... Comment avait-elle pu se tromper une deuxième fois... Pour qui allait-on la prendre maintenant...

Elle se força à respirer profondément. "Tu es juste toi-même... et tout va bien... Tu es juste toi-même."
Elle pouffa toute seule dans ses mains. Vraiment. Elle était bien ridicule parfois. Quand elle raconterait ça à sa mère...

Elle sortit son journal avant de constater qu'il faisait trop sombre pour écrire quoique ce soit. Tant pis, ce serait pour demain.
Elle commença à dégrafer sa robe.

[Le cabinet de toilette]

Après un brin de toilette dans la salle d'eau, Nuala sortit, la vareuse du capitaine dans une main. Le bas de sa robe blanche était sale et comme elle avait ôté ses chaussures pour les nettoyer, elle allait pieds nus. Avec son teint pâle et sa longue robe blanche, telle qu'elle se tenait dans l'embrasure de la porte, on aurait dit une apparition. Si ce n'était que la jeune femme sifflotait gaiement, attitude peu conventionnelle pour une femme - et encore plus pour un fantôme. Son humeur était au beau fixe et son bain forcé près du tumulus ne l'avait pas refroidi : elle avait, contre toute attente, passé une excellente soirée. Seul point noir à l'horizon : sa voiture abandonnée au milieu de nulle part, avec sa malle à la merci des rôdeurs.

Nuala chassa cette pensée, la région était si déserte que ses affaires ne devaient pas risquer grand chose. Non, le plus embêtant c'était qu'elle n'avait pas d'affaires pour la nuit et qu'elle ne savait comment se débrouiller.

Plongée dans ses réflexions, Nuala s'avança dans la chambre obscure.

"Il faudrait vraiment allumer une bougie..." pensa-t-elle tout haut. "Où est-ce que...oh pardon !"

Une jeune femme qu'elle n'avait pas remarqué tout d'abord à cause du manque de lumière se trouvait dans la chambre. Or la jeune fille se déshabillait. Un doute effleura l'esprit de Nuala.

"Je vous prie de m'excuser...me serais-je trompé de chambre ? A moins que vous ne soyez ma colocataire pour la nuit ?"

Dinah n'entendit rien, ni ne vit rien de l'arriver de Nuala dans la chambre, pour la simple raison qu'elle était en train d'enfiler sa chemise de nuit, et que le bruit du tissu autour de ses oreilles l'empêchaient d'entendre le moindre son extérieur.

Ce qui fait que lorsque sa tête apparut dans l'encolure faite de froufrou de dentelle, et qu'elle aperçut Nuala, Dinah poussa un cri très aigu, en prenant sa robe de chambre qu'elle plaqua contre elle. C'est alors qu'elle remarqua qu'il ne s'agissait que d'une autre dame.
Dinah poussa un soupir de soulagement.

"Oh... je... suis désolée, vous m'avez fait peur, je ne savais pas..."

Elle se mit à rire comme on rit après avoir eu très peur. Elle était tellement soulagée qu'elle en oublia de se réjouir à l'idée qu'une autre personne pouvait se tromper de chambre.

"Excusez-moi, je n'aurai pas du crier... J'imagine oui, que nous partagerons cette chambre. Je..."

Dinah était finalement tout à fait contente d'avoir quelqu'un avec elle pour partager la pièce. Elle n'avait pas envie de dormir toute seule.
Elle remarqua que la femme était vêtue avec élégance, mais que la propreté laissait à désirer. Peu important. Elle mit rapidement sa robe de chambre, s'entourant ainsi d'un nuage de mousseline rose, et sourit joyeusement en tendant la main.

"Dinah Windfield. Membre du WSPU"

Elle fronça légèrement les sourcils en se disant que la fin n'était peut-être pas très utile pour le moment, mais enfin, elle avait l'habitude de se présenter ainsi. Et il est très difficile de se débarasser de ses habitudes...

Sa frayeur, sa confusion, son petit rire nerveux firent que Dinah parut d'emblée sympathique à Nuala. Peu importait puisqu'il ne s'agissait que d'une nuit, mais quitte à partager sa chambre, autant s'entendre.

Bien que Nuala n'ait aucune idée de ce que pouvait bien être le WPSO...WP..WN...bref, elle serra cependant la main de la jeune femme en souriant.

"Nuala Barlow, membre de l'AIC." répondit-elle avec humour. "Enchantée."

La jeune femme déposa la vareuse du capitaine sur le dossier d'une chaise puis chercha un bougeoir du regard. Elle en avisa deux, l'un sur la table de nuit, l'autre sur une commode. Après avoir farfouillé dans les tiroirs des deux meubles, Nuala mit la main sur une boîte d'allumettes.

Une chaude lumière illumina peu à peu la pièce, présentant la chambre sous un jour nouveau. Nuala, qui n'avait pas encore eu le loisir d'examiner la pièce, la regardaitavec attention : un papier peint rose pâle, des rideaux fleuris à la fenêtre, un lit en fer forgé blanc. Deux chaises, une commode, une table de nuit près du lit, un épais tapis dans les tons de rose sur le sol, des cadres sur les murs. Un bouquet de fleurs d'hortensia dans un grand vase de porcelaine posé sur la commode et quelques livres complètaient l'ameublement.

*La chambre rose* songea Nuala qui aimait rebaptiser les choses ou les gens qu'elle rencontrait. Elle s'adressa alors à Dinah.

"Qu'est-ce que le W...l'association à laquelle vous appartenez ?"

Pendant que Nuala allumait une lumière, Dinah était plongée dans un abîme de perplexité... Que voulait dire AIC ? Alcooliques Inconnus et Connus ? Alternative Information Center ? Aide aux Incompétents Caractérisés ? Australian Institute of Criminology peut-être... Pourtant la jeune dame n'avait pas l'air australienne.

Dinah fut tirée de sa profonde réflexion par la question de Nuala. Complètement imperméable à l'ironie de la situation, la jeune américaine resta un instant, très bref, un peu choquée. Comment ? Tout le monde ne connaissait pas cette association ? Il y avait décidément encore beaucoup de chemin à faire...
Mais Nuala lui était déjà si sympathique, que Dinah ne s'en formalisa pas plus.

"Le WSPU ? Women Social and Political Union. Je crois qu'en Angleterre on nous appelle suffragette... C'est méchant. Mais rira bien qui rira le dernier !"

Dinah sourit largement et s'assit sur un des deux lits pour enlever ses bottines. La suite de la conversation lui vint très naturellement, en grande habituée du "parler pour ne rien dire" des salons.

"Vous avez un très joli prénom. Nuala, c'est ça ? D'où cela vient-il ?"

Ainsi renseignée sur le WSPU, Nuala pouvait mieux cerner le caractère de son interlocutrice. Une féministe, donc. Voilà qui n'était pas commun !

"Suffragette, oui. Beaucoup méprisent votre lutte, mais ils feraient mieux de se méfier..."

Nuala ne se sentait pas très concernée par ce mouvement féministe, du fait de sa vie en Egypte. L'Etat égyptien n'était pas encore prêt à accorder le droit de vote aux femmes...en fait l'idée ne devait même pas exister encore. En tout cas, ces suffragettes avaient du courage.

"C'est un nom d'origine irlandaise, je crois." répondit Nuala tout en déposant un bougeoir sur la table de nuit. Elle rangea ensuite les allumettes dans le tiroir puis saisit le sac de tapisserie qu'elle portait sur elle depuis son arrivée. Elle le dépose doucement sur la commode, ptrès de la bougie, et entreprit d'en vider méthodiquement le contenu .

"Comment êtes-vous arrivée dans ce coin perdu d'Ecosse, Dinah ?" demanda-t-elle tout en s'affairant.

Son maigre trésor était maintenant étalé sur le meuble : une petite boîte de marquetterie, une statuette égyptienne grimaçante d'un bleu profond. Des amulettes égyptiennes : un scarabée, un pilier djed et un oeil oudjat. Un masque africain. Et un livre, à la couverture de cuir usée.

La jeune femme approcha le masque de la flamme pour l'examiner.

*Où a-t-il bien pu récupérer ça ?!*

Dinah, ses bottines enlevées, s'était glissé avec bonheur sous la lourde courtepointe. Elle ne le dirait pas, mais c'était en fait la première fois qu'elle allait dormir dans la même chambre que quelqu'un d'autre. Elle était très heureuse à cette idée. Inquiète et heureuse. On lui en avait beaucoup parlé, du fait de dormir chez une amie.
Bien sûr, elle ne connaissait Nuala que depuis quelques minutes, mais elle était déjà persuadée que ce serait une excellente amie. Vraiment !

Evidemment, elle commençait par une question un peu embarrassante mais enfin... Pour cacher la très vague gêne qui l'avait prise, Dinah se retourna pour redresser ses coussins de manière à s'asseoir bien droite dans son lit. Elle lissa un peu ses draps du plat de la main en répondant.

"Oh et bien... Il s'agit d'une sombre histoire de lettre... J'imagine que vous ne savez pas s'il y a une Madame Cocksure dans les environs ?"

En disant cela, Dinah releva la tête (jusqu'alors fort concentré sur les motifs de sa courtepointe) vers Nuala. La jeune femme tenait un masque bizarre. Aussitôt, la triste histoire de l'introuvable Cocksure sortit de l'esprit de l'américaine. Dinah se redressa légèrement, intriguée.

"Oh dieux, quelle chose étrange avez-vous là ? Cela semble très exotique..."

Par exotique, Dinah entendait "qui ne vient pas de la civilisation blanche, anglo-saxonne et protestante". En somme, la définition courante, n'est-ce pas...

"Je ne connais pas cette Mme Cocksure, mais vous savez, je suis ici tout à fait par hasard... J'ai eu un petit accident de voiture, sur une route aux alentours." répondit Nuala.

Tout en tenant le masque à la lumière d'une main, elle sortit une paire de lunettes qu'elle posa sur le bout de son nez.

"Une chance que j'aie aperçu le manoir, une berline accidentée dans la lande écossaise n'est pas le meilleur endroit pour passer la nuit !"

"Oh dieux, quelle chose étrange avez-vous là ? Cela semble très exotique..."

Amusée par l'intérêt de Dinah pour le masque, la jeune femme sourit.

"ça l'est ! C'est un masque africain, peut-être dogon, j'avoue que je ne suis pas certaine de son origine. Vu sa face grimaçante, il sert sûrement à effrayer les mauvais esprits."

La fenêtre de la chambre, que Nuala avait entrouverte en arrivant, créait un courant d'air froid qui fit frissonner Nuala. La jeune femme reposa le masque, déchaussa ses lunettes et alla fermer la fenêtre en éternuant. Le bas de sa robe, encore largement humide, la ramena à des considérations plus prosaïques.

"Je n'ai aucun bagage avec moi, j'ai tout laissé dans ma voiture. J'ai bien rencontré un homme charmant qui m'a proposé de m'y accompagner pour prendre quelques effets, mais nous avons eu... hum... un petit accident en cours de route !" dit Nuala en désignant sa robe. " Pourriez-vous me prêter une chemise, ou quoi que ce soit qui puisse faire l'affaire pour une nuit, Dinah ? Je vous en serais très reconnaissante."

Oh... cela chassait donc les mauvais esprits... Un peu comme l'étrange chose des Peaux-Rouges ramené par un ancêtre chez eux.

"Et bien, nous serons bien gardées ainsi ! Quoique je ne vois pas vraiment ce qu'il pourrait y avoir d'étrange dans un manoir anglais. A moins que ce ne soit justement dans un manoir anglais que l'on trouve le plus de choses étranges ? Cela doit être ça..."

En tout cas, dans tous les livres qu'elle avait lu, c'était comme ça... Dinah contemplait cette dure dualité de possibilité quand Nuala la ramena à ce qu'elle connaissait très bien, à savoir les chiffons.

"Oh mon dieu, vraiment ? Vous n'avez aucun bagage ? Mais c'est affreux... Si j'avais quelque chose pour vous, je vous l'aurais donné tout de suite... Mais regardez dans l'armoire. Il m'a semblé qu'elle contenait tout ce qu'il fallait de linge propre, pour deux personnes, y compris les chemises de nuit.
Les gens de cette maison sont vraiment très accueillants, n'est-ce pas ? à accepter autant d'étrangers pour une nuit... Ils ne verront sans doute pas de mal à ce que vous empruntiez quelque chose."

Dinah fut prise de bâillements qu'elle camoufla du mieux qu'elle put dans ses couvertures.

"Quelle journée ! Je suis épuisée, je sens, bâillement, que je vais, bâillement, très bien, bâillement, dormir..."

La fin fut peu audible. Dinah, comme les petits bébés, s'endormait tout d'un coup.
Sa tête brune avait réussi à trouver un angle charmant sur l'oreiller, son visage avait la placidité d'un enfant qui vient de naître. Sa poitrine se levait, lente et régulière. Nul doute qu'elle était partie faire de très jolis rêves dont elle aurait tout oublié le lendemain matin...

Sur le conseil de Dinah, la jeune femme ouvrit l'armoire, dont les battants grincèrent comme si le meuble n'avait pas été utilisé depuis des années. Des piles de tissu blanc y sommeillaient, dûment pliées et repassées. Chemises, draps, serviettes, couvertures, mouchoirs... tout semblait avoir été fraîchement lavé, déposé dans l'armoire l'après-midi même, après la lessive de la journée, comme si un visiteur avait été attendu dans la soirée.

"Magnifique ! Je suis sauvée..."

La voix de Nuala sortit du meuble, étouffée par les piles de linge, tandis qu'elle choisissait quelques effets.

"Vous n'avez besoin de rien ?"

N'obtenant pas de réponse de la part de sa compagne, Nuala sortit la tête de l'armoire et se pencha pour l'apercevoir derrière les battants.

"Vous n'avez besoin de..."

Le sommeil avait visiblement gagné Dinah par surprise ! La jeune femme reposait gentiment sur le lit, plongé très certainement dans les rêves les plus charmants... Nuala repoussa les battants de l'armoire le plus doucement possible, mais ne put empêcher un insupportable grincement. Elle s'arrêta dans son geste, craignant de réveiller Dinah. Mais celle-ci dormait de sommeil du juste.

Nuala déposa une chemise de nuit sur le lit. Elle s'approchait de la table où elle avait déposé ses trésors pour les remettre à l'abri quand elle s'arrêta, interdite.

*Qu'est-ce que... ?!*

Vision fugitive d'une tache de lumière vive sur le mur, la commode avait disparu, remplacée par une petite table. Un gramophone qui déversait les flots d'une musique dansante. Puis plus rien. Rien que la commode, la lampe - où était passé l'abat-jour ? - et le masque africain, qui levait au plafond des yeux exorbités. La jeune femme porta la main à son front, la vision avait à peine duré le temps d'un battement de cils, et pourtant l'image s'en était gravé sur sa rétine, trop précise pour n'être qu'un rêve. D'ailleurs, le rythme entraînant de la chanson lui restait en tête. Une vieille, une très vieille chanson qu'elle connaissait, pour l'avoir entendue peut-être dans son enfance. Une fois peut-êre, mais c'était suffisant pour commencer à la fredonner...

Dinah ne s'était pas réveillée. Il en fallait plus pour réveiller une jeune américaine qui fait des rêves heureux. Elle s'était contentée de soupirer doucement, de tourner la tête en serrant un peu plus ses paupières, comme pour éviter la lumière violente.

Elle avait ramené un petit poing serré près de son visage et murmura quelque chose qui ressemblait à "Pas encore, Alice, pas encore...".

Alice, c'était la chatte de Dinah.
Bien sûr, Dinah avait lu "Alice au pays des merveilles" de cet auteur anglais dont elle avait oublié le nom. Mais son chat s'appelait ainsi depuis bien avant. Elle avait d'ailleurs soigneusement rayé tous les "Dinah" pour les remplacer par des "Alice" et tous les "Alice" par des "Dinah". Ce qui faisait que son exemplaire personnel s'appelait maintenant "Dinah au pays des merveilles".
Mais peu importe, pour l'instant elle était au pays des rêves et avait bien l'intention d'y rester...