La Salle à Manger

Il y eut un silence. Le marin réfléchissait c'était évident. Il réfléchissait à la fois à sa réponse et à sa question. Elle admettait que sa réponse portait à réflexion, mais c'était sa façon de faire. Avec le temps, les gens s'ennuyaient de ses réponses laconiques, tortueuses ou tranchantes qui avaient pour but, bien sûr, qu'on cesse enfin de lui poser des questions.

Il ne faisait aucun doute que Coleen préférait poser des questions que répondre à celles des autres, surtout sur un sujet qui semblait gêner son interlocuteur. C'est pour cela qu'elle avait demandé la raison de l'état des mains d'Owen. Non pas par curiosité, car cela lui était bien égal, mais pour changer de sujet et parce qu'elle avait vu Owen tenter de dissimuler ses blessures. Elle constata que le capitaine mettait du temps à répondre. Cela signifiait soit que le souvenir de l'incident qui lui avait blessé les mains était pénible, soit qu'il cherchait une façon de répondre de la même manière qu'elle. Une fois sa réponse donnée, elle se dit finalement que c'était peut-être les deux.

"Ce n'est pas parce qu'il y a une rose sur le rosier que l'oiseau s'y pose : c'est parce qu'il y a des pucerons." dit-elle d'un air tout à fait serein et absolument pas contrariée que des oiseaux du domaine aient pu s'attaquer à un homme de la carrure du marin.

C'est à ce moment là qu'il remit sa question sur le tapis. Coriace. Un soupir agacé franchit ses lèvres et elle fixa l'homme à ses côtés sans remuer un cil, plantant son regard inquisiteur dans celui du marin, elle répondit d'un ton égal.

"Le cheval sauvage de la lande est dans l'écurie, c'est sûrement lui que vous avez entendu." Comme cela elle répondait à sa question.

L'enfant, bien que réticente, avait daigné répondre clairement, ce qui était un premier pas. Il n'y avait rien à répondre à cela, mais Owen se promit une petite visite à l'écurie lorsqu'il serait plus familier du domaine. Quand il était petit, il aimait les chevaux, et en montait parfois. Il était assez doué, même. Certes, cela faisait plusieurs décennies maintenant qu'il n'avait plus approché un équidé... Mais Coleen devait garder jalousement son cheval. La fillette sauvage et l'étalon de la lande... Il ne pourrait approcher l'un sans apprivoiser l'autre.

La déclaration tranquille de Coleen l'intéressa davantage. Elle était teintée d'un brin d'insolence et sous-entendait pas mal de choses. Le Capitaine ne s'en offusqua pas et il eut un sourire:

"Connaissez-vous, Coleen, cette petite phrase du grand Shakespeare : l'oiseau englué dans un buisson se méfie de tous les buissons ?"

Il marqua un léger temps d'arrêt, pensif.

"Si les animaux ont un instinct très développé, ils n'ont, jusqu'à présent, ni faculté de jugement ni morale. Aucun oiseau ne serait foncièrement méchant, c'est absurde, n'est-ce pas ?"

Le Capitaine se tut, laissant un léger flottement accompagner la coupure de sa voix. Il eût été particulièrement impoli de conclure son raisonnement à la table de ses hôtes, puisqu'il sous-entendait la présence d'un "buisson" suffisamment dangereux pour que les volatiles de Loch Lurgainn House s'en prennent à un autre buisson inoffensif... Cependant Owen demeurait détendu, il n'avait rien d'une attitude accusatrice ou suspicieuse.

D'ailleurs, discuter volaille au second degré n'avait rien de très palpitant, même pour une fillette unique en son genre. Le Capitaine entreprit d'instaurer un sujet de dialogue plus commun où, il osait l'espérer, Coleen se révélerait plus bavarde.

"Je m'y connais peu en équitation... Vous saurez sans doute m'éclairer quant aux races que l'on rencontre sur la lande ? Des sommiers peut-être ?" osa-t-il tout en songeant que ces chevaux de trait un peu patauds n'étaient pas vraiment le style de l'enfant sauvage mais distinguée.

Coleen écouta d'un air désintéressé la phrase du "grand" Shakespeare. Elle avait eu un petit sursaut ironique au mot "grand". Quand il eut finit de parler, Coleen se tourna à nouveau vers le capitaine, plissant les yeux avant de répondre sèchement mais d'une voix toujours douce et polie.

"Ce qui est absurde, c'est ce que l'on croit savoir des animaux. Sait-on jamais, c'est peut-être votre barbe, qui leur a fait penser à un buisson."

Après un nouveau soupir, elle jeta un coup d'oeil à Lain qui discutait avec Dinah. Elle le connaissait assez pour savoir que tout comme elle, il avait hâte que Belig se joigne à eux pour couper court à ces discussions inintéressantes et creuses.

Mais apparemment le capitaine était fort bavard car il enchaînait aussitôt sur un autre sujet. Coleen ferma les yeux d'exaspération. Elle se doutait que le dîner serait long et pénible mais il l'était déjà alors que le repas n'avait même pas commencé.

Elle tourna à nouveau la tête vers le capitaine.

"Les Shetland sont originaires d'Ecosse. Je vous verrais bien, fièrement installé sur un poney d'un mètre..."

Un silence relativement inconfortable commençait à s'installer. Son voisin restait muet, plongé dans ses pensées...
Elle avait bien suivi l'échange entre le Capitaine et la jeune fille. Mais elle n'avait pas vraiment compris la fin. Comment le Capitaine, qui était un homme grand et fort, pouvait-il tenir sur un poney de 1 mètre ? Cela lui semblait difficile...

Elle avait essayé de comprendre, ce qui fait que le silence s'était maintenant grandement installé et qu'il devenait difficile, même pour Dinah, de le rompre.
Elle regarda d'abord ses couverts, les verres, toucha la serviette, le tout le plus discrètement possible. Ensuite elle compta le nombre de bougie.

Ensuite elle jeta un coup d'œil rapide à son voisin qui continuait visiblement à attendre d'autres personnes... Puis à la jeune fille qui semblait très contente d'elle... Puis au Capitaine qui semblait attendre un divertissement de son côté...

Bien, il était temps de passer en revue sa liste de sujets. Le temps ? Non, elle n'avait aucune idée du temps qu'il faisait en ce moment... La santé ? Vu la pâleur de son voisin, il valait mieux éviter... Il ne restait plus que la famille.

"J'ai toujours rêvé d'aller en Ecosse... Père m'a toujours dis que c'était de là que nous venions, depuis... oh, des siècles au moins ! Enfin, je ne sais plus trop si c'est d'ici ou d'ailleurs... mais c'est en Angleterre en tout cas ! De l'autre côté de l'Atlantique."

Là, elle eut un petit rire tout à fait charmant. Elle ne voyait plus du tout là où elle voulait en venir. Il fallait qu'elle pose une question. Surtout pas à la peste, peut-être pas à son si mystérieux voisin. C'est donc sur le Capitaine qu'elle reposa son regard.

"Et vous Capitaine ? D'où venez-vous ? Vous avez dû beaucoup voyager, n'est-ce pas ?"

La réflexion finale de Coleen avait laissé place au silence. Un long silence. La jambe d'Owen se balançait toujours doucement, recréant dans cet univers trop stable les oscillations des flots. Tout maître de maison aurait vite dissipé cet instant en s'intéressant à l'un de ses convives, mais Lain Chattan n'était pas "tout" maître de maison. Dans un tel moment, dans la cabine de capitainerie, Owen, lui, aurait rempli les verres et porté un toast à tout et n'importe quoi pour relancer l'action... Puis il y aurait eu des chants plus ou moins justes mais qu'importe. Par réflexe, ses lèvres s'arrondirent et il s'apprêta à siffloter spontanément. Mais son regard passa sur ses hôtes, et il se reprit à temps. Il se gratta le haut de l'oreille pour faire diversion, et ses yeux tombèrent sur Dinah.

La jeune femme, parfaitement mal à l'aise dans le silence régnant, occupait ses mains et lançait des regards en biais. Owen suivit son petit manège avec un amusement grandissant. Son regard noir s'anima d'un pétillement malicieux, et il dut se mordre l'intérieur des joues pour ne pas éclater d'un rire tonitruant. Lorsque Dinah rompit soudain le silence avec un courage méritoire, il fut carrément obligé de se pincer très fort la cuisse sous la nappe. Son discours décousu, son rire détendeur d'atmosphère... Oh elle était absolument charmante. Owen la dévorait littéralement du regard.

Lorsqu'elle s'adressa soudain à lui, il se redressa et tenta de se modérer. Il lui adressa un large sourire, ses yeux cachant mal ses pensées.

"J'ai pas mal baroudé, en effet... enfin je veux dire, voyagé. Evidemment je connais surtout les mers et les côtes du globe. Mais contrairement aux apparences, je suis né à Londres, eh oui..."

Conscient que son langage se relâchait sensiblement, son fou-rire interne n'en fut qu'accru. Il avait l'impression d'être sur une autre planète. Et il ne se sentait absolument pas prêt à exposer ses découvertes géographiques.

"Comme quoi la vie nous réserve bien des surprises." ajouta-t-il pour lui tendre une perche, afin qu'elle puisse embrayer sans trop de problèmes. Malgré la sonnette d'alarme qui tinta dans sa tête et dont le nom aurait pu être "conscience", il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en se ravissant de l'observation de la surréaliste Dinah, oubliant totalement la double-présence silencieuse de Lain Chattan et de sa pupille...

[L'office]

Une silhouette maigrelette se profila dans l'encadrement de la porte. Moira hésita un instant sur le seuil, les mains toujours tournant et retournant le bas de son tablier, papillonnant des paupières pour se réhabituer à la lumière de la pièce après l'obscurité des corridors. Pendant un instant, la curiosité batailla dans ses yeux avec l'inquiétude. L'inquiétude déjà présente et la curiosité de voir de nouvelles personnes dans la salle... Finalement, se rappelant la raison principale de sa venue, l'inquiétude reprit le dessus.

Nerveusement, elle tira sur une mèche de cheveux pour tenter de la remettre en place. Heureusement, elle arrivait pile à un moment de creux dans la conversation, et elle allait pouvoir intervenir sans plus attendre.

Silencieuse et discrète, elle se dirigea vers Lain pour lui parler bas, ainsi qu'on lui avait appris à faire, pour ne pas importuner les invités. A moitié penchée, elle murmura doucement à son oreille, en esperant que même la femme juste à côté n'entende rien.

"Monsieur, il y a l'Office, une dame, qui vient d'arriver. Elle a eut un accident. Elle a demandé à "téléphoner"…"

Distinctement, Moira jeta un regard inquiet autour d'elle, comme pour vérifier que personne n'avait entendu ce mot qu'elle avait pris soin de prononcer encore un peu plus bas.
Et elle enchaîna rapidement, d'un ton peu sûr, comme si elle cherchait à savoir si elle avait bien fait.

"Je… J'ai dit que c'était pas possible Monsieur… Est-ce que je dois lui proposer un repas, un lit ?"

La petite bonne restait penchée pour entendre la réponse de Lain. Ses mains, sagement croisées dans son dos, trituraient sans ménagement le nœud de son tablier. Une mèche tombait à interval réguliers (et trop rapides) devant ses yeux, et d'une façon machinale et systématique, elle la remettait nerveusement, en place.

Lain fut tiré de ses pensées par l'entrée de la petite servante.
Il n'avait pas besoin de lire ce qui émanait d'elle pour voir l'état d'inquiétude dans lequel elle se trouvait.
Bien sûr l'arrivée ininterrompue de visiteurs devait lui causer du tracas.
Elle avait ce regard qu'il lui connaissait bien d'animal craintif.
Après un sourire d'excuse à la tablée, il écouta avec attention ce qu'elle était venue lui dire.
Ses mots s'égrainant, il comprit mieux son malaise et la tranquillisa du regard calme de ses yeux limpides.
Sa voix douce vint renforcer le sentiment d'apaisement que ses mots cherchèrent à lui apporter.

"Soyez sans crainte, Moira. Je verrai cette personne, ainsi que les autres, après le dîner. Servez-leur un repas et n'écoutez pas trop leurs divagations, comme vous le savez ce sont souvent des personnes perdues d'esprit qui nous arrivent ainsi à l'improviste."

Il sourit doucement et reprit un peu plus haut.

"Servez-nous à présent, nos hôtes ont bien hâte de dîner et de prendre du repos après le voyage qui les a amenés ici."

Son regard se tourna vers Dinah et Owen tour à tour.

"Il va très certainement vous falloir partager vos chambres avec d'autres visiteurs, j'en suis désolé. Mais n'ayez aucune crainte, nous veillerons à ce que la bienséance soit respectée."

Dinah, qui allait répondre au capitaine par une exclamation d'étonnement et de joie, fut coupée par l'entrée de la servante.
La première chose qu'elle remarqua était qu'elle était plutôt jolie. La seconde, qu'elle était plutôt très mal habillée. La troisième, qu'elle la regardait un peu comme une bête de foire. Peut-être n'avait-elle jamais vu de personne aussi à la pointe de la mode que ne l'était Dinah ? La quatrième chose dont elle se rendit compte alors que la petite bonne traversait la pièce, c'est qu'elle avait l'air inquiète.

Lain la battait-elle ? Dinah chassa cette idée de son esprit. Bien sûr, elle avait rencontré beaucoup de petites servantes battues par leur maître, mais Lain Chattan ne ressemblait pas à ces immondes et brutaux personnages...
Qu'avait-elle donc ?

Dinah faillit, il fallait qu'elle l'avoue, tendre l'oreille vers la conversation qui se faisait ainsi en aparté. Mais sa bonne éducation avait une fois de plus vaincu sa curiosité instinctive.
Elle était d'ailleurs particulièrement fière d'elle, car elle n'était pas sûre que beaucoup de gens eussent été capables d'une pareille politesse.

Quand Lain annonça que d'autres visiteurs étaient ici, la légère frustration qu'elle avait ressentie à être interrompue dans la merveilleuse conversation qu'elle allait entamer avec ce cher Capitaine s'envola pour faire place à l'admiration profonde quoique soudaine dont elle se prit pour le jeune maître de maison.
Quoique malade, quoique visiblement fatigué, il prenait le temps de parler avec bienveillance et sympathie à une petite bonne de rien du tout... Il était capable d'accueillir à l'improviste une quantité non négligeable de visiteurs, et cela avec un charme indéniable et une aisance de grand seigneur...

Dinah n'aurait pas été à table, elle aurait fixé Lain avec des yeux rêveurs et poussé un soupir d'admiration. Comme elle était à table, et donc, potentiellement, le centre d'attention de tout le monde, elle se retint, et se contenta de sourire d'un air admiratif.

La perspective d'avoir enfin un bon dîner (même si ce qu'elle avait vu de la cuisine anglaise pour l'instant laissait un peu à désirer...) rendait son sourire encore plus facile. Même l'idée de partager sa chambre, chose terrible, elle ne supportait pas l'idée d'avoir quelqu'un qui puisse ronfler à côté d'elle, lui semblait presque correcte.

"Ne vous inquiétez pas... Nous saurons faire contre mauvaise fortune bon cœur..."

Sans réaliser réellement que ce qu'elle venait de dire n'était pas vraiment un compliment, Dinah laissa son regard voyager vers la fenêtre. L'obscurité était devenue presque palpable dehors, on ne distinguait plus rien, si ce n'est quelques bandes de brouillard qui s'étendaient dans la lande.
Dinah frissonna légèrement en imaginant ce que pouvait devenir quelqu'un qui se serait perdu ici...

"C'est vraiment très généreux de votre part d'accueillir les voyageurs égarés... Cela doit être terrible d'être seul dans ce brouillard. Seul, perdu, au milieu de nulle part..."

Dinah se secoua et regarda de nouveau la table joyeusement éclairée par les flammes.

"Enfin ! rien ne vaut la chaleur de son foyer..."

Dinah laissa échapper un petit rire en pensant qu'elle était bien heureuse d'avoir trouvé une maison si accueillante au milieu du désert d'Ecosse.

L'attention d'Owen s'était un instant détourné de Dinah pour se diriger vers la frêle enfant qui se faufilait vers Chattan. Il ne put saisir un traître mot de ce qu'elle disait, mais il nota combien elle semblait mal à l'aise. Ne souhaitant pas aggraver sa gêne, il détourna le regard et haussa seulement un sourcil lorsque Lain souligna que la plupart de ses invités surprise étaient des "personnes perdues d'esprit"... Il évita de se focaliser là-dessus et prit le parti de ne pas se compter dans ce nombre.

Quand le maître de maison évoqua l'éventualité de partager sa chambre, Owen se souvint de l'épisode Dinah. Amusé, il nota cependant qu'il se retrouverait sans doute en compagnie d'une toute autre personne si la bienséance devait être respectée...

"Oh, il n'y a aucun souci." assura-t-il simplement.

Quant à la chaleur de son foyer... Encore fallait-il en avoir un, de foyer.

Le Capitaine réprima avec force contractions ventrales sous la nappe le gargouillement qui allait surgir de son estomac. Au cas où, il improvisa une petite toux globalement convaincante, interrompue par l'arrivée d'un nouvel invité. Perdu d'esprit, celui-là ? Difficile à dire. Owen reconnut le blessé du hall à qui il avait proposé ses services, et lui offrit en compensation un large sourire aimable. Il avait l'air d'un chien battu, en vérité...

Sentant que le silence menaçait de reprendre ses droits après l'intervention de Dinah, le marin résolut d'embrayer sur ses propos. Ils allaient faire la conversation du dîner à deux, si cela continuait...

"En arrivant je suis passé dans un petit village que je n'ai pas localisé sur ma carte -imprécise, certes- des Highlands. Porte-il un nom que je pourrais retrouver ?" s'enquit-il auprès de la tablée, ne sachant trop à qui s'adresser de la petite péronnelle ou du tuteur inapprochable. "Un réflexe de vieux loup de mer, pardonnez-moi, je déteste être en territoire anonyme..."

Moira avait senti l'angoisse fuir peu à peu de ses veines à mesure que les mots et surtout la voix de Laine diffusaient leur apaisement.

Elle se redressa avec un sourire et fit un petit fléchissement des genoux, révérence rapide et sincère.

"Bien Monsieur, je vous sers de suite."

La tête toujours baissée, le regard respectueusement tourné vers le plancher, elle se permit rapidement, de regarder en coin toutes les personnes présentes. Comme un animal apeuré regarde sans vraiment l'oser.
Madame était arrivée avec une autre personne encore, heureusement, elle avait mis assez de couverts. Il y avait un marin. Bizarrement, il n'avait pas de pipe. Et une belle dame.

Monsieur avait vraiment du beau monde aujourd'hui.

Elle était restée juste assez longtemps pour entendre Lain annoncer le partage des chambres.
Moira laissa échapper un petit gémissement qui ressemblait un peu au couinement d'une souris paniquée. Elle allait être obligée de le dire au prêtre... Comment est-ce qu'il allait le prendre après la remarque qu'elle avait faite...

De nouveau toute rouge, elle fila le plus vite possible hors de la salle à manger en espérant que les invités n'aient pas remarqué sa gêne. En plus, elle ne voulait pas qu'on croit qu'elle cherchait à écouter la conversation. C'était embarrassant...

[L'office]

Le silence s'était installé. Coleen ferma un instant les yeux pour profiter du calme. Même Dinah pipelette n'avait pas encore embrayé sur un nouveau sujet.. pas encore. Le silence n'était pas parfait bien sûr, inutile d'avoir les yeux ouverts pour savoir que la jeune américaine regardait tout le monde, touchait ses couverts et autres gestes inutiles. Des petits grattements à sa gauche indiquaient que le capitaine aussi cherchait à occuper ses mains inactives. Ces gens ne devaient sûrement pas avoir l'habitude d'un tel silence. Pourtant Coleen avait grandi dans cette atmosphère. Le silence était son refuge, l'endroit où elle se sentait bien. Il était parfois suspendu par quelques notes de piano ou une conversation avec Lain ou Belig mais cela ne durait généralement pas très longtemps et le silence retombait sur le manoir.

Une minute peut-être, guère plus, s'était écoulée et la jeune femme se remit à parler pour combler ce silence qui pour elle était visiblement très gênant. Bien entendu, il ne fallait pas s'attendre à un sujet de conversation intéressant de sa part. Coleen rouvrit les yeux et fixa un point au loin à travers la fenêtre de la Salle à Manger jusqu'à ce qu'une autre personne fasse son entrée dans la pièce.

Moira. Son regard d'améthyste vint se poser sur la petite silhouette de la servante avec indifférence. A bien y réfléchir, Moira avait encore plus de gestes inutiles que Dinah. A force de froisser son tablier à longueur de journée, elle allait un jour se retrouver avec un tissu plein de trous. Il était très agaçant de la voir perpétuellement inquiète. Dans cette pièce, il n'y avait franchement rien d'effrayant à part peut-être l'absence d'intérêt des conversations. Cependant il fallait bien avouer que la jeune femme ne plaignait pas sa peine et était très efficace dans le manoir. Coleen était toujours restée très correcte avec Moira et ne manquait jamais la remercier lorsqu'elle l'aidait à s'habiller ou se coiffer. Visiblement elle avait quelque chose d'urgent à dire ou demander à Lain. Probablement encore des visiteurs...

*Dont cet homme avec lequel il m'est interdit de parler en tête à tête...*

Elle se demandait bien qui il pouvait être et pourquoi Lain lui avait ordonné cela. Lain ne faisait pas les choses au hasard, il devait donc y avoir une bonne raison. Comme souvent, Lain rassura Moira. Ses paroles, prononcées plus haut arrivèrent clairement aux oreilles de Coleen dont le regard s'alluma d'une étincelle d'amusement.

Des personnes perdues d'esprits. Voilà qui reflétait on ne peut mieux la réalité. Elle entendit avec soulagement Lain annoncer à Moira qu'elle pouvait servir le dîner. Non pas qu'elle avait faim, mais elle avait hâte de pouvoir fuir tous ces étrangers en s'isolant dans ses appartements. Dinah au contraire, semblait particulièrement ravie d'apprendre que de nouveaux visiteurs venaient d'arriver.

En parlant de visiteur, le jeune homme du hall, celui qui était blessé à la jambe entra et se joignit à eux en s'asseyant à table. Coleen ne lui lança qu'un bref regard, constatant qu'il marchait mieux et avait dû être correctement soigné par Belig, avant de retourner à la contemplation de la flamme d'une bougie.

"Achiltibuie"

Coleen venait de laisser échapper ce mot à l'étrange consonance. Qui allait être le plus rapide à comprendre qu'elle venait simplement de répondre à la question du marin ?

La petite servante leur assura qu'elle les servait tout de suite. Owen réprima un grognement d'approbation et se contenta de rapprocher imperceptiblement sa chaise de la table afin d'être mieux installé pour déguster le dîner. En admettant que la dénommée Moira ne renverserait pas le contenu de ses plats, évidemment. Et au vu de ses gestes nerveux, ce n'était pas gagné. Bref, ils finiraient bien par avaler quelque chose. Le Capitaine la regarda fuir, petite silhouette apeurée qui ne pouvait même plus se réfugier dans sa cuisine apparemment envahie...

Owen en était là dans ses réflexions lorsque la voix de Coleen s'éleva soudain. Certes ce fut bref, mais tellement inattendu qu'il se retourna brusquement vers l'enfant. Celle-ci fixait une bougie devant elle, obstinément absente. Était-ce vraiment elle qui avait parlé ? Enfin... parler était un peu beaucoup dire. Lâcher des sons qui avaient vaguement l'air de syllabes, plutôt. Ou un éternuement peut-être ? Owen haussa les sourcils d'un air perplexe:

« Je vous demande pardon ? Je n'ai pas... Oh, c'est le nom du village ? » s'écria-t-il soudain, illuminé par une pensée fugitive. « Achi... Achil... Ah. Très bien. Merci. »

Une goutte de sang coula devant ses yeux, lui cachant la vue du menton droit et du front têtu. Il cligna des paupières frénétiquement. Son oeil le piqua tellement qu'il l'essuya brusquement de sa main râpeuse qui se teinta vaguement d'orange. Renonçant à paraître civilisé, il ignora ce détail et se tourna vers le nouveau venu avec un sourire aimable:

« Alors ça y est, vous êtes remis sur pied ? Je dois avouer que je n'aurais jamais cru que vous marcheriez aussi vite... »

Il n'estima pas indispensable d'évoquer ses précédents doutes quant aux pouvoirs guérisseurs de la tutrice de Coleen...

La petite servante s'était montrée plus habile à servir le dîner qu'à dissimuler sa nervosité. Car les convives avaient à présent le ventre plein. Owen du moins. Il avait copieusement goûté à tous les plats qui lui étaient présentés, et n'eut pas à le regretter. Fameux.

Malgré la tension palpable autour de la table, et de longs moments de silence troublés seulement par les bruits de couverts, le dîner s'était achevé naturellement. Le maître de maison indiqua que les convives pouvaient se retirer, et Owen ne se fit pas prier. Sachant que le plus dur était de se lever le premier, et ne souhaitant pas rester indéfiniment assis là, il plia sa serviette en un rectangle, et recula sa chaise.

"C'était ma foi délicieux. Monsieur Chattan, vous tenez là une cuisinière hors pair."

Ses dents se découvrirent en un sourire jovial, et il se leva. Il s'inclina légèrement devant Lain, puis devant les femmes présentes. L'agitation gagna la table, et il put quitter la pièce sans être souligné par un silence qui eût été embarrassant.

[Le Domaine - Le Jardin - Le Kiosque à Musique]

Dinah avait trouvé le dîner charmant.
Vraiment, la cuisine anglaise n'était pas du tout aussi mauvaise qu'on le disait. Bien sûr, cela ne valait pas la cuisine de la française qu'avaient embauchée ses parents. Mais enfin, ce n'était pas mal non plus.

Bien sûr, la conversation, enfin, si l'on pouvait appeler ça une conversation, évidemment, s'était déroulée principalement entre elle-même et le capitaine. Mais le Capitaine (Burned, Barrette ? quelque chose de ce genre en tout cas) était un homme absolument charmant.
D'ailleurs, quand il se leva, et fit un commentaire sur la cuisine, Dinah se leva également et apporta sa contribution dans les compliments.

"Une perle ! Monsieur Chattan, vraiment..."

Son éducation protestante reprenant le dessus, elle ne fut pas capable de dire plus, trouvant tout de même trop mal élevé de faire un compliment sur la nourriture.

Pour fuire l'atmosphère un peu trop pesante pour elle de la salle, et pour rester près du Capitaine qui était une personne vraiment charmante, si elle ne l'avait pas déjà dit, elle plia également sa serviette et entreprit de le suivre.

Malheureusement, elle s'arrêta en cours de route pour pousser quelques exclamations admiratives devant les chandeliers de la cheminée, et perdit le Capitaine de vu.
La maison n'était pas immense, mais Dinah réussit à se perdre. Au lieu de retrouver le Capitaine dans le jardin, elle arriva dans un salon...

[Le Grand Salon]

[Chambre de Dinah et Nuala]



Nuala se dirigeait vers la salle à manger, une main sur la bouche pour dissimuler le baillement qu'elle ne pouvait étouffer. Fichtre, que la nuit avait été courte ! Abandonnant Dinah aux délices d'une grasse matinée dans la chambre obscure, Nuala était descendue, attirée par les effluves prometteuses qui embaumaient le rez-de-chaussée et lui rappelaient qu'elle n'avait pas beaucoup dîné la veille au soir. A coup sûr, dans cette maison on petit-déjeunait dans les règles. Le petit-déjeuner anglais était bien la seule chose que Nuala avait pu regretter en partant en Egypte...

Salivant déjà à l'idée des muffins et des confitures, la jeune femme poussa la porte de la salle à manger et heurta une petite domestique apparemment fort pressée.

"Excusez-moi !"

Ah ! Et voilà qu'elle rentrait dans une dame ! Pour s'empêcher de crier, Moira avait brusquement plaqué ses deux mains sur sa bouche, avant de se confondre dans une série de révérences maladroites.

"Pardon, pardon ! C'est moi, je n'ai pas fait attention, je suis désolée, je ne voulais pas... Excusez-moi, je..."

Elle lissa rapidement son tablier et osa enfin relever les yeux pour vérifier que la dame n'avait rien. Heureusement, elle n'avait pas l'air très en colère en fait... Moira secoua vigoureusement la tête. Voilà, encore une fois elle transformait un petit incident en grand drame. Mademoiselle allait encore se moquer d'elle...

Elle retrouva un sourire et désigna d'un geste le buffet.

"Le petit-déjeuner est servi, Madame. S'il y a quelque chose que vous voudriez et qui n'est pas là, sonnez, là, la petite cloche, et j'arriverai tout de suite !"

Elle allait s'effacer vers les communs quand elle se rappela son devoir principal. Elle se frappa la tête, regretta immédiatement de l'avoir fait devant la dame, rougit et confuse se tourna de nouveau vers Nuala.

"Pardon, j'ai oublié de vous demander. Vous voudriez du thé ou du café ?"

Allons bon, voilà qu'elle terrorisait les domestiques ! Nuala regardait avec un oeil amusé la petite bonne - qu'elle reconnut comme celle qui l'avait accueillie en cuisine la veille - se confondre en excuses. On la devinait pleine de zèle et de bonne volonté. Les maîtres de maison étaient-ils si terribles que cela pour que les gens de la maison aient l'air aussi angoissés ?

"Ce n'est rien, je vous assure." répondit Nuala à la petite bonne épouvantée.

Enfin Moira parut se reprendre. Nuala lui offrit son plus beau sourire, destiné à la rassurer, et tourna la tête vers le buffet qu'on lui désignait - ce qui eut pour effet d'élargir celui-ci encore un peu plus.

"Parfait ! Je serais étonnée s'il manquait quelque chose." répondit-elle. Et en effet, l'amoncellement de mets sur la nappe blanche était proprement monstrueux.

"Je prendrai du café."

Nuala retint Moira, déjà prête à s'effacer. La table était dressée comme pour un repas de fête, un peu curieux pour un petit-déjeuner, bien que copieux.

"Dites-moi, la table est-elle toujours aussi bien apprêtée, ou bien célèbre-t-on quelque chose ?"

[Le Domaine - La Roseraie - Vers le Pavillon]

Owen avait pensé à s'essuyer les pieds en entrant, et minimisa donc les traces de terre mouillée qu'il aurait pu ramener du jardin. Une odeur de pain, de café et d'oeufs brouillés s'était insinuée dans ses narines, et, curieusement, évacua d'autres pensées moins réjouissantes de la tête du marin. Ce fut donc plutôt guilleret qu'il se dirigea vers la salle à manger.

Le seuil de la porte était occupé par la double-présence de Nuala Barlow et la petite bonne effarouchée de la veille. Elles étaient apparemment les plus matinales. Owen leur adressa à toutes deux un sourire sincère.

« Bonjour ! Madame Barlow... »

Baise-main poli.

« Mademoiselle... »

Il s'inclina brièvement.

« Cela sent diablement bon. » la félicita-t-il.

Il dépassa les deux jeunes femmes et découvrit la table dressée pour le petit-déjeuner. Il leva les yeux au ciel, mais heureusement il tournait le dos à la petite servante qui devait s'être levée bien tôt pour préparer tout cela. Mais encore cette fichue nappe immaculée... Enfin, l'important était ce qu'il aurait dans son assiette, et de ce côté-là tout avait l'air d'aller.

Le Capitaine se retourna, cordial. La présence de Nuala, de Moira, l'odeur de petits pains... Les circonstances avaient chassé la nostalgie.

« J'en regretterais presque de partir ce matin ! Oh tant que j'y pense Mademoiselle... J'aurais peut-être besoin d'un cric dans la matinée, vous avez bien ça ici ? »

Moira rosissait de plaisir aux compliments de Nuala. C'est-à-dire, jusqu'à ce qu'elle demande si c'était toujours aussi bien apprêté. Evidemment, Moira crut que c'était un reproche. Qu'on pensait qu'elle n'était pas capable de faire ça tous les jours. Qu’on mettait en doute sa bonne volonté…

"Héeee... mais la table est toujours aussi bien apprêtée. Je fais mon travail moi, je fais toujours bien, et Monsieur et Madame ils le savent... Vous pouvez demander, je prépare toujours avec tout ce qu’il faut, c’est jamais mal fait…"

Heureusement, à ce moment là, Owen entra et la diversion qu'il fit par l'intermédiaire de compliment permit à Moira de prendre un peu de recul et de se rendre compte qu'elle s'était encore une fois un peu laissée emporter... Elle fit une petite révérence.

"Pardon Madame. C'est vrai que je fais toujours bien mon travail, mais c'est vrai aussi qu'on fête quelque chose aujourd'hui. C'est l'anniversaire de Mademoiselle ! Elle sera contente aujourd'hui qu'il y ait du monde !"

En fait, ce n'était pas sûr, mais elle, Moira, elle aurait aimé qu'il y ait du monde pour son anniversaire. Enfin, c'est comme ça.
La question sur le cric en revanche la laissa un peu perplexe.

"Un cric ? Heu... Je ne suis pas très douée pour ça moi... Je vais me renseigner à la cuisine. Je vous apporte le café tout de suite !"

Et elle fila vers la cuisine.

C'était au tour d'Owen de faire son entrée. Il était visiblement de bonne humeur (mais qui n'eût pas mis en joie une délicieuse odeur de muffins ?), et n'avait pas oublié qu'il devait dépanner sa voiture dans la matinée, puisqu'il demandait un cric.

La réponse embrouillée de Moira était on ne peut plus comique.

*C'est sûr, on doit la battre s'il y a une tache sur la nappe !" pensa Nuala, en contenant le rire qui la gagnait, pour ne pas vexer la jeune fille.

"Je suis certaine que vous vous acquittez toujours très bien de votre travail." approuva-t-elle.

En revanche la déclaration suivante de la petite bonne lui fit reprendre tout son sérieux. Ainsi, c'était l'anniversaire de "Mademoiselle". Nuala n'eut pas le temps de demander de quelle mademoiselle il s'agissait, fille, nièce ou vieille tante célibataire, Moira avait déjà filé. De toute manière elle allait revenir avec le café. Si Owen voulait du thé, elle n'aurait plus qu'à aller en rechercher en cuisine !

La jeune femme s'approcha de la table en lorgnant les plats et s'adressa au capitaine.

"Vous connaissez cette "Mademoiselle", monsieur Burnett ? Je suis un peu gênée, j'arrive à l'improviste, et un jour de fête qui plus est. Je ne pouvais plus mal tomber !"