La Salle à Manger

[Jardin d'Hiver]

Ayant pris soin de dissimuler son journal dans une des caches qui lui étaient réservées, Lain avait quitté le jardin d'hiver et, accompagné du son cristallin de la cloche du diner, entra dans la salle à manger encore déserte.

Il apprécia du regard la table dressée, la vaisselle immaculée et le cristal étincellant des verres et carafes.
La pièce baignait dans une pénombre qu'il jugea mal venue pour le diner.
Il se saisit des chandeliers posés sur une desserte et les disposa sur la table.
Du bout des doigts il pinca la méche de chaque chandelle, y faisant naître une petite flamme bleue qui s'étira lentement jusqu'à dispenser une lumière dorée et dansante qui éclaira la pièce.

Il sourit à son reflet dans la vitre qui lui sourit en retour, un sourire un peu inquiet qui ne faisait pas briller les yeux clairs dont le regard se figea soudain.
La respiration sembla lui manquer tandis que dans la vitre son reflet s'estompait.
Les yeux agrandis, fievreux, il chercha par delà la fenêtre fermée la direction du pont de bois qui marquait la limite du domaine et ses mains se crispèrent sur la dentelle du rideau.

Un sentiment intense de danger lui tordait le coeur et il tendit ses pensées vers Belig, affairée dans le hall.

[Chambre d'Owen]

Dinah arriva donc au bras d'Owen à la salle à manger. Constatant qu'il s'agissait effectivement de la salle à manger, elle se mit à battre des mains avec une joie enfantine.

"Vous l'avez trouvée ! Vous êtes vraiment très fort Capitaine ! Hurrah pour vous !"

Elle s'arrêta brusquement lorsqu'elle constata qu'il y avait déjà quelqu'un dans la salle. Et ce quelqu'un ne devait pas être Madame Cocksure, étant donné qu'il ne semblait pas être une femme.

Tentant de réduire la population mâle le plus possible étant donné que c'était leur présence qui compromettait sérieusement sa conférence, elle jugea qu'il devait pouvoir s'agir de l'homme dont le capitaine lui avait déjà parlé. Monsieur Chattan.

Elle se tourna donc légèrement vers Owen dont elle tenait toujours le bras et demanda poliment, de manière à ce que Lain puisse l'entendre.

"Serait-ce là Monsieur Chattan dont vous m'avez parlé ?"

C'était là une manœuvre classique pour se faire introduire. Car il ne convenait absolument pas de se présenter soi-même, sauf cas exceptionnel.
Dinah attendait donc sagement que le Capitaine l'introduise.

[Chambre d'Owen]

Le bras sûr, Owen avait entraîné la jeune suffragette au fil de son inspiration... et il put s'en féliciter lorsqu'ils s'arrêtèrent de concert sur le pas d'une porte qui ouvrait sur une salle toute apprêtée pour le dîner. Un brin inquiet, le Capitaine enregistra rapidement les données: vaisselle fragile, nappe et serviettes immaculées, verres limpides... Il devrait faire appel à de vieilles notions de bonnes manières qu'il avait depuis longtemps rejetées. Son regard était absorbé par les flammes dansantes des chandelles lorsque la voix de Dinah le rappela au présent.

Monsieur Chattan ? Owen remarqua alors une silhouette qu'il avait confondue avec son environnement...

"Monsieur Chattan, en effet. Monsieur Chattan, Mademoiselle Dinah Windfield. Nous..."

Le marin s'interrompit en fronçant les sourcils. Les mains crispées sur le rideau ne lui avaient pas échappé, et il fut une nouvelle fois frappé par la pâleur de l'homme. Se dégageant du bras de Dinah, il franchit en quelques enjambées rapides la distance qui le séparait de la fenêtre. Les sourcils froncés sur un regard soucieux, il se pencha vers celui qu'il considérait toujours comme son hôte. Les yeux fiévreux de celui-ci ne firent que confirmer son impression: faiblesse générale de nature, pas assez de vie au grand air.

"Monsieur Chattan ?" appela-t-il dans un murmure, sa main rude effleurant le bras mince.

L'esprit tendu vers la frontière du domaine qu'il savait une nouvelle fois franchie sans qu'il puisse l'empécher, Lain n'avait pas eu conscience de la présence des deux arrivants avant que la voix de la jeune femme ne s'élève.

Il tenta de repousser au loin le sentiment de péril qui l'écrasait sans y parvenir vraiment et sa main se décrispa sur la dentelle du rideau que dans son angoisse il avait froissée.

Il allait se tourner vers la voix inconnue, le regard à présent moins fiévreux et affichant à nouveau l'attitude de distante affabilité qui lui était habituelle, quand la main du Capitaine effleura son bras pour attirer son attention.

Un froid brutal tomba qui gela soudain l'eau et le vin dans les carafes de cristal tandis que, le regard agrandi, Lain repoussa violement l'homme et se rejeta en arrière. Il perdit un peu l'équilibre et sa main en voulant se rattraper à une console en chassa un vase qui s'écrasa sur le sol éparpillant la chair tendre des pivoines sur le tapis de laine fine.

"Ne me touchez pas !"

La voix de l'homme pâle, sourde de menaces franchit difficilement la barrière de ses dents serrées.
Une bourrasque envola les coins de la nappe et s'engouffra sous les jupons bousculés de la jeune femme qui se tenait à quelques pas, avant de souffler la flamme fragile des bougies et d'éteindre le feu dans la cheminée.

Un bruit à peine perceptible résonna dans la pièce où le calme était retombé aussi brusquement qu'il était parti. Le vent avait cessé mais le froid persistait, toujours mordant.

Le même bruit recommença, faible mais sec, suivit d'un autre. Coleen avançait dans la Salle à Manger d'un pas lent, faisant claquer les talons de ses bottines sur les lattes du parquet. Son souffle paisible laissait échapper des volutes de vapeur à chaque expiration alors qu'elle s'approchait des trois personnes, les mains sagement croisées dans le dos. Elle avait gardé sa robe prune mais s'était coiffée de façon élégante pour le dîner ; les mèches sur les tempes étaient ramenés vers l'arrière et tenus par un ruban de la même couleur que sa robe et ses cheveux d'un noir profond retombaient en anglaises impeccables sur ses fines épaules.

Son regard d'amethyste ignora superbement Dinah, la jeune femme qu'elle avait déjà rencontrée dans la cuisine un peu plus tôt, pour se poser sur le marin qu'elle avait aperçu dans le hall. Elle le fixa quelques instants sans rien dire et sans ciller, non de manière froide ou réprobatrice, mais simplement d'un regard observateur et curieux ; elle l'avait vu toucher Lain.

Lâchant enfin le marin du regard, Coleen baissa les yeux sur le tapis où avaient chu les pivoines avant de plonger son regard dans celui de Lain, en plissant légèrement les paupières.

"Il fait un peu froid, ici."

Silence dans la pièce, effectivement, parce que Dinah était resté immobile, les yeux grand ouverts, regardant fixement le bouquet de pivoines tombé par terre.
Dinah aimait particulièrement les pivoines. Elle ne savait pas trop pourquoi, étant donné qu'une jeune fille doit préférer les roses, normalement, mais les pivoines étaient sa préférence secrète.

Juste avant que Coleen rentre, elle s'était précipitée, non vers Lain, mais vers les fleurs par terre et avait commencé à ramasser les moins abîmées.
Lorsque la jeune fille parla, Dinah avait presque fini, et enchaîna en personne du monde qui sait que lorsqu'un événement un peu étrange a eu lieu, il faut simplement ne pas le relever, mais faire comme si rien ne s'était passé.
D'ailleurs cette manière de se comporter était devenue comme une seconde nature pour Dinah. Certains se demandaient même si elle réalisait vraiment ce qui se passait, où si son esprit avait été assez bien conditionné, à la manière de certains névrosés, pour simplement ne pas voir ce qui était évident.

A vrai dire, le ton parfaitement naturel qu'elle employa pour répondre laissait penser que la seconde solution était la bonne.

"N'est-ce pas ? Le temps doit fraîchir à la tombée de la nuit... Croyez-vous qu'il est possible de ranimer le feu du poêle ?"

En disant cela, elle avait remonté son châle sur les épaules et s'était tournée vers Coleen. Immédiatement, elle remarqua le léger changement dans la jeune fille : elle s'était coiffée d'une manière parfaitement charmante.

"Oh, mais, jeune fille !... Vous êtes absolument délicieuse, ravissante ! Cette coiffure vous va à merveille. Un brin sévère peu être..."

Dinah posa un doigt sur ses lèvres en pleine méditation futile qui ne dura qu'un instant.

"Je sais !"

Elle se tourna immédiatement vers le petit guéridon où elle avait déposé les pivoines tombées et en choisit une encore intact.
D'un mouvement rapide et sûr, elle la planta délicatement dans les cheveux de Coleen, plutôt dans le ruban qui retenait les cheveux.

Quelque chose comme un instinct de survie avait dû enregistrer l'attitude de Lain, car dans cette manœuvre, elle n'avait pas effleuré une seule fois Coleen, comme par crainte de vérifier si la pupille allait se comporter comme son tuteur au contact d'autres êtres humains...

Dinah recula d'un pas pour juger de l'effet et eut un sourire éclatant.

"C'est parfait. La couleur de la pivoine va parfaitement bien avec votre robe et avec vos yeux. N'est-ce pas Messieurs ? Ne trouvez-vous pas que Mademoiselle est ravissante ainsi ?"

Dinah, on s'en rend compte relativement vite, etait un panier de défaut avec quelques qualités perdues au milieu. Une de ces qualités, la plus utilisée et pourtant non la plus utile, était un sens incontestable de l'élégance. Comme toutes les américaines, elle aimait la sophistication mais elle, contrairement à d'autres, savait combiner cette sophistication avec une vraie élégance.
La fleur dans les cheveux de Coleen était placée de manière à être visible sans s'imposer, simple touche vivante dans l'apparence trop impeccable et un peu glacée de la jeune fille.

Mais Dinah ne s'était pas arrêtée, et regardait de nouveau Coleen avec un sourire.

"Non pas que vous ne l'étiez pas avant, mais cela vous donne quelque chose de plus... enfin, de moins..."

Dinah passa à la vitesse de l'éclair tous les synonymes qu'elle connaissait pour éviter de dire "vieille fille" et finit par choisir un terme assez vague, ponctué d'un grand sourire pour cacher le léger embarras qui menaçait de pointer.

"... de plus souple dirons-nous... C'est charmant..."

[Les écuries]

Logan avait quitté la compagnie des chevaux presque à regret... Cependant, la cloche qui avait résonné lui rappelait qu'il avait toujours cette sensation de creux au niveau de l'estomac.
Il s'était rapproché rapidement de la maison, y entrant en constatant avec regret qu'il n'avait pas la moindre idée d'où pouvait bien se trouver l'office.
Il parcourait avec hésitation les couloirs à partir du grand hall d'entrée, n'osant pas ouvrir les portes qui étaient closes. Il ne savait peut être pas comment se comporter dans le grand monde, mais son éducation aussi minime soit elle le retenait d'explorer cette maison à la manière d'un pillard.

Soudain, il entendit des bruits de conversation et, hésitant, il se dirigea dans cette direction...
Presque arrivé devant la porte ouverte d'où provenaient les paroles dont il ne captait que quelques bribes, il s'arrêta, comme stoppé net par le bruit d'un objet en verre qui se fracasse sur le sol.

Il attendit quelques secondes... puis s'avança de nouveau quand il reconnu la douce voix de la jeune Coleen...

La silhouette massive de Logan se dessina dans le chambranle de la porte. Il resta sur le seuil de la pièce, scrutant du regard la salle à manger où une superbe table était dressée.
Son regard se porta tout d'abord sur Coleen et il ne put réprimer un sourire amusé en la voyant se faire ridiculiser par l'étrange femme qu'il avait rencontré auparavant dans la cuisine et qui glissait une énorme pivoine dans les cheveux de la jeune fille. La présence de cette grosse fleur dans la chevelure brune, parfaitement domptée et maîtrisée par une coiffure impeccable, lui semblait parfaitement incongrue.
Afin de dissimuler son amusement, il reporta son regard sur les autres personnes présentes. Il reconnu l'homme maladif, le dénommé Lain, celui qui lui avait accordé suffisamment de confiance pour le prendre à son service. Un autre homme qui paraissait passablement irrité s'affairait à allumer le feu.

Visiblement, il se passait quelque chose ici et Logan n'était probablement pas le bienvenu. C'est à ce moment qu'il remarqua le vase cassé sur le sol et dont les morceaux gisaient éparpillés au milieu de ce qu'il restait du bouquet de pivoines. Il remarqua également les bougies éteintes, dont les mèches encore fumantes dégageaient leur odeur caractéristique de cire brûlée... De plus, il faisait particulièrement froid dans cette pièce...

D'un ton hésitant, il s'adressa à la cantonnade :

"Pardonnez moi de vous importuner au moment du repas... Mais je me suis égaré... Pourriez vous m'indiquer où je peux trouver l'office ?"

Le bruit du vase s'écrasant au sol suivi des paroles futiles de la jeune femme et de l'arrivée de Coleen permirent à Lain de se reprendre et son visage se fit moins dur.
Il passa la main sur son front et fit un pas dans la pièce, s'éloignant de la fenêtre. Il posa la main sur le haut dossier d'une chaise et se tourna vers Owen.

"Veuillez pardonner mon manque de civilité, Capitaine. J'ai conscience de ce que mon attitude à votre égard a pu avoir de blessant et d'incongru. J'étais perdu dans de sombres pensées quand votre main a touché mon bras.. J'ai cru à.. Ces choses auxquelles on croit dans de tels moments.. Je crains de vous avoir choqué par ma réaction tout à fait déplacée.."

Son regard, d'où toute trâce d'hostilité avait disparu, chercha les yeux du marin, comme pour l'assurer de sa bonne foi. Sa voix douce et son ton affable ne laissait pas place au doute quant à la sincérité des excuses qu'il présentait.
Il reprit du même ton, s'inclinant légèrement vers la femme inconnue.

"Madame, vous me voyez désolé de l'accueil étrange que je viens de vous faire. Nous n'avons pas été présentés il me semble, mais peut-être pouvons-nous nous passer d'intermédiaire dans les circonstances présentes. Je suis Lain Chattan."

Il n'en dit pas plus, écoutant résonner en lui les sons caractéristiques des salons mondains, musique et bavardages inconsistants. Un sourire charmant, teinté d'indulgence naquit sur les lèvres pâles.

"Je vous remercie de prendre soin de l'apparence de ma pupille. Elle n'a ici guère le loisir d'apprendre toutes les régles de l'élégance ainsi qu'il siérait à une jeune fille."

Puis se tournant vers la petite, son sourire se teinta d'une étincelle d'ironie.

"Enfant, voici une dame charmante dont la présence ne peut qu'être bénéfique à votre éducation."

Il se tourna alors à demi pour s'adresser à l'homme de peine qui se tenait dans l'encadrement de la porte.

"Logan, j'aimerais que vous alliez rappeler à nos hôtes l'heure du dïner. Deux de nos invités sont encore dans le jardin malgré l'heure tardive, il serait bon qu'ils entrent avant que l'humidité du soir ne leur soit néfaste. Vous trouverez Messieurs McFarlane et McKinnon à l'étage et Monsieur Van Freehscheft en compagnie de Mademoiselle Belig dans le Hall. L'office est attenant à la cuisine, les mets sont préparés et ne demandent qu'à être servis ce dont vous vous chargerez une fois que nos hôtes seront réunis."

Ceci étant dit, il se tourna à nouveau vers Dinah et Owen, et les pria d'un geste fluide de la main de prendre place autour de la table que les flammes des chandeliers baignaient à nouveau de leur lumière dorée.

Le marin donna l'impression d'une locomotive qui perdit brutalement sa vapeur. Elle croisa son regard avant que celui-ci ne s'affaire à rallumer le feu. Coleen avait peut-être sauvé Lain d'un coup potientiel... ou peut-être était-ce le contraire...

La voix de Dinah, relevant ses paroles sur la fraîcheur de la pièce d'une voix parfaitement détachée et naturelle en totale contradiction par rapport aux évènements qui venaient de se produire, lui fit tourner les yeux vers elle. Il était alors impossible de déchiffrer le regard que Coleen porta à la jeune femme à ce moment là. Toujours est-il qu'elle avait déjà sa propre opinion sur elle.

"Le temps fraîchit toujours à la tombée de la nuit, c'est ce qui arrive généralement lorsque le soleil n'est plus là pour nous réchauffer." dit-elle d'un ton qui balançait entre ironie et simple déclaration magistrale. Cela permettait également de relever l'absurdité des paroles de Dinah qui devait confondre les crépuscules du pôle Nord avec ceux de l'Ecosse au point qu'ils soient capables de geler des carafes d'eau et de vin en un instant.

Dinah se tourna alors vers elle pour l'observer d'un regard critique. Coleen ne dit plus rien, fixant simplement la jeune femme sans dessouder ses lèvres l'une de l'autre même lorsqu'elle la complimenta sur sa coiffure. Droite comme un piquet, seuls ses yeux violets suivaient ses mouvements. Elle ne bougea pas non plus d'un pouce lorsqu'elle planta une pivoine dans ses cheveux. Coleen plissa ses paupières pâles. Dinah avait beau avoir eu des paroles blessantes envers Belig, les deux femmes avaient certains goûts en commun.

Alors que Dinah demandait l'avis des deux hommes sur sa nouvelle apparence, Coleen se tourna à nouveau vers Lain comme pour avoir son assentiment. Celui-ci lui fit parfaitement comprendre son avis et la jeune fille hocha la tête pour certifier qu'elle avait compris.

Elle se tourna alors vers Logan qui venait d'apparaître dans l'encadrement de la porte et le gratifia d'un de ses rares sourires qu'elle n'accordait qu'à trop peu de gens. Elle se plaça alors derrière le dossier d'une chaise et attendit que les autres personnes soient installées avant de prendre place elle-même.

Dinah, aux paroles de Coleen, avait légèrement battu des paupières en essayant de comprendre ce qu'elle avait voulu dire par là. Elle avait bien senti la légere ironie qui planait dans les paroles de la jeune demoiselle, mais elle ne savait pas très bien à quoi l'attribuer.
Comme toujours dans ces cas là, elle l'oublia immédiatement pour ne garder que le fait que la jeune fille était charmante et en plus avait l'air d'apprécier la fleur dans ses cheveux.

Même si elle n'avait pas eu la correction de dire merci. Mais enfin, c'était une enfant n'est-ce pas ?
De plus, n'était-on pas dans une contrée reculée, où il était normal que les usages du monde ne soit malheureusement pas appliqués par tous ? Dinah commençait à avoir une tolérance général pour le niveau de politesse assez bas de cette maison.

Aussi Dinah fut-elle légèrement surprise de la voix du jeune homme. Agréablement surprise.
Elle était douce, calme, avec cette touche d'affabilité propre à la bonne société, qui n'engageait rien ni personne et ne garantissait absolument pas une amitié indéfectible, mais permettait de savoir qu'on ne serait pas agressé dans la seconde immédiate, ce qui est l'essentiel.
Bref, c'était une voix civilisée.

Inconsciemment, quelque chose dans l'esprit de Dinah se détendit. L'alerte instinctive de la bête traquée qui la maintenait prête à se défendre au moindre mouvement suspect, passa à un niveau inférieur.
Elle répondit à la présentation par une légère révérence.

"Dinah Windfield"

La suite du discours de Lain était bien sûr tout à fait justifié, mais il avait le mérite d'être exprimé et cela avec une distinction parfaite.
Le Capitaine était quelqu'un de tout à fait charmant, et même de gentil. Mais il lui manquait ce petit quelque chose de maniérisme qui faisait le cachet de toute personne de la bonne société.

Dinah avait évidemment, gardé un air modeste sans pour autant s'emporter dans des protestations de son manque de connaissance. Dinah n'avait pas appris la fausse modestie jusqu'au bout.

Elle avait jeté un coup d'œil à Logan, et faillit faire un commentaire sur combien il était difficile de trouver de bons domestiques de nos jours quand elle se rappela qu'elle l'avait aperçu dans la cuisine et qu'il était en fait, sans doute, le résultat d'une bonne oeuvre.
Elle allait donc faire un commentaire sur la générosité des propriétaires lorsque Lain, d'un geste d'une élégance parfaite, l'invita à s'asseoir à sa droite.

Une légère roseur, dont on pouvait imputer l'existence au retour de la chaleur dans la pièce, colora ses joues.
C'était la première fois depuis son arrivée en Angleterre qu'on la faisait asseoir à la place d'honneur.

Jusqu'à ce jour, il y avait toujours eu une duchesse, ou bien une comtesse, ou bien elle ne savait trop quoi, qui avait le même titre d'invitée qu'elle, mais qui avait la préséance.
Dinah avait bien tenté d'assimiler les codes de l'aristocratie anglaise, mais avait fini par renoncer en se disant que la Démocratie était peut-être moins poétique, mais nettement plus pratique.

Dinah se tint donc avec un brin de fierté derrière son siège, en attendant que la maîtresse de maison permette de s'asseoir.
La maîtresse de maison...
Le petit cœur de Dinah manqua un battement.
Lain Chattan était le Maître de maison. Donc Belig Chattan devait être la maîtresse de maison. Et donc Mrs Cocksure...

Quelque chose comme un "instinct de survie en haute société" l'avertit de ne pas poser de question regardant Mrs Cocksure maintenant, sous peine de se voir complètement ridicule. Ce qui est toujours la première chose à éviter.
D'autant que Monsieur Chattan venait de faire une liste complète des personnes qui seraient présente, et que, à aucun moment, il n'avait mentionné de Cocksure.

Une vague d'angoisse la parcourut des pieds à la tête, comment allait-elle justifier sa présence ici ? Que devait-elle faire ? Où devait-elle aller ? Simplement, que faisait-elle ici ?
Elle agrippa légèrement le bord du dossier du fauteuil pour s'assurer de sa réalité et tenter de trouver une bouée de secours.

Malheureusement, les chaises sont relativement insensibles aux maux des hommes et, suivant l'injustice ambiante, encore plus à ceux des femmes.

Mais, comme une petite musique douce à son oreille, la phrase de Lain revint à son esprit. "Enfant, voici une dame charmante dont la présence ne peut qu'être bénéfique à votre éducation." Elle n'était pas complètement indésirable ici.
De nouveau la petite détente se fit. Et Dinah sourit de nouveau, se laissant aller à la tendre lumière dorée des bougies.

"Mais tout cela est vraiment merveilleux ! Je n'avais pas vu de dîner aux chandelles depuis... longtemps !"

Décidément... Quelle poésie chez ces anglais...

Tandis que le feu reprenait et commençait lentement à réchauffer la pièce, Owen se tourna vers le maître de la demeure. Celui-ci semblait avoir repris brusquement ses esprits, comme s'il sortait d'une phase de transe durant laquelle il n'était pas lui-même. Ou peut-être trop lui-même... ?

Toujours est-il que ses excuses paraissaient sincères, et Owen, après un instant de silence pendant lequel il tenta de pénétrer le regard d'eau, décida de passer l'éponge sur l'incident. Il fit un pas vers Lain et s'apprêta à lui tendre la main en signe de mutuel pardon... Il se reprit toutefois au dernier moment, et jugea plus prudent de garder ses mains près de lui. Son visage retrouva néanmoins sa bonhommie, et il adressa un signe de tête cordial à Lain.

"Je vous prie d'excuser de votre côté les manières sans doute trop... disons trop rustres d'un vieux marin."

L'affaire était close. Lorsqu'Owen se tourna à son tour vers la porte, son regard effleura les flammes retrouvées des chandeliers; sans doute Miss Windfield s'en était-elle chargée... Le Capitaine scruta le nouvel arrivant. Celui-ci, il le comprenait d'emblée bien mieux que Lain Chattan. Nombre de ses matelots lui ressemblaient, et les réactions de ce genre de personnes étaient sans nul doute plus simples que celles des gens qu'il allait côtoyer pour la soirée.

Le premier bémol fit son apparition lorsque Lain lui indiqua de prendre place autour de la table. En une fraction de seconde, il sut... qu'il ne savait pas. Où s'installer ? Il tenta désespérément de faire appel à des leçons qui dataient de plusieurs décennies, car les rares dîners officiels de la Marine étaient composés exclusivement d'hommes, placés selon leur grade et aux places indiquées sur un petit carton imprimé. Il jeta un coup d'oeil à Dinah qui, d'instinct sans doute, s'était placée à la droite du maître, puis à la jeune Coleen qui elle aussi avait trouvé sa chaise. Loin de se laisser submerger par son ignorance, Owen décida de respecter l'un des seuls codes dont il se souvenait, à savoir l'alternance homme - femme.

Il se plaça donc derrière sa chaise élue en fonction de cela, veillant à ne pas se placer trop près de Lain Chattan afin de ne pas prétendre à un titre d'importance élevé, et appuya doucement ses mains sur le dossier.

Pendant ce temps-là, il observa un brin d'inquiétude naître chez Miss Windfield à l'évocation des noms des invités; et en effet, Mrs Cocksure restait parfaitement inconnue au bataillon. Mais somme toute, Owen se fichait assez de son existence...

Quant au dîner aux chandelles, il connaissait souvent cela, bien qu'en des lieux... pour le moins différents. Peut-être les Chattan avaient-ils décidé de préserver leur domaine du progrès ?

Logan n'entra pas dans la pièce... Visiblement, cette salle était réservée aux gens du monde... Enfin d'un monde dont il ne faisait pas partie. Son impression en fut encore renforcée quand le maître des lieux s'adressa à lui, le regardant à peine, pour lui demander (bien que Logan, au ton employé, prenait cela plutôt pour un ordre) d'aller rallier les autres convives avant de se charger du service.

Une furieuse envie de protester s'empara de lui. Son front se crispa et quelques ridules apparurent entre ses yeux, lui donnant un air presque sévère. Il ouvrit la bouche pour faire remarquer devant tout ce beau monde qu'il n'avait jamais été question qu'il fasse le service à table... Jardiner, s'occuper des chevaux et effectuer quelque bricolage, certes ! Mais de la à déposer avec application les mets délicats dans les assiettes richement décorées de ces individus qui se pensaient supérieurs...

Le regard doux qui se posa sur lui et le sourire incroyable de la jeune Coleen étouffèrent dans l'oeuf son envie de rébellion... D'un seul coup, Logan reprit conscience de la chance qu'il avait d'être hébergé, nourri et employé dans cette maison...

Son visage se décontracta instantanément et un grand sourire se dessina sur ses lèvres en réponse à celui de Coleen. De sa voix puissante et claire, il répondit sur un ton neutre à Lain :

"Oui monsieur... J'y vais de ce pas..."

Logan se tourna et se dirigea vers le hall, disparaissant de l'encadrement de la porte et laissant entendre le bruit de ses pas qui s'éloignaient..

[Le Hall]

Lain suivit l'homme de peine d'un regard froid tandis qu'il quittait la pièce. Il appréciait que Coleen trouve un réconfort auprès de personnes simples mais il redoutait que le caractère rustre de l'homme ne pose certains problèmes. Il n'était pas souhaitable que l'enfant qui possédait dejà un caractère rebelle se sentie soutenue dans cette voie par l'attitude d'un adulte qu'elle affectionnerait.
Il regrettait surtout qu'elle ne fasse pas preuve de plus de spontaneité ou de curiosité enfantine, toutes ces choses que seule la proximité d'autres enfants aurait pu reveler. Il était tout à fait conscient que l'éducation stricte qu'il lui donnait y était pour quelque chose, c'est la raison pour laquelle l'arrivée de cette jeune femme bavarde et légère qui se trouvait à sa droite lui paraissait la meilleure des choses.

Ce fut donc avec un sourire lumineux qu'il invita ses hôtes à prendre place.

"Je vous en prie, ne restez pas ainsi. Il se peut que nous ayons à attendre un peu plus longtemps que souhaité que tout le monde soit réuni. Mais il en va souvent ainsi dans de tels diners où les hôtes n'étaient pas prévus, n'est-ce pas ? Nous vivons suffisamment retirés du monde pour ne pas nous en formaliser et j'espere, Madame que vous ne nous tiendrez pas rigueur de ce qui vous apparaît certainement comme un manque de savoir-vivre évident."

Après avoir aidé Dinah à prendre place, il s'assit à son tour et retira lentement ses gants qu'il posa à coté de son couvert, dévoilant ses longues mains pales aux ongles brillants comme du verre. La lueur des bougies rendaient sa carnation plus lumineuse encore et les meches soyeuses de sa chevelure pale bougeaient doucement à chacun de ses mouvements lents et mesurés. Il semblait qu'aucun de ses gestes ne soient le fait du hasard. Il se tut un instant, puis il sourit à nouveau.

"Cet intermède n'est pas sans me déplaire qui nous permet de faire plus ample connaissance. Je vois que vous avez déjà rencontré le Capitaine Burnett. Capitaine, vous trouvez-vous bien installé, rien ne vous fait défaut ? Sachez que le personnel de cette maison, même s'il vous apparaît restreint, n'en est pas moins efficace et se trouve entièrement à votre service."

Se tournant avec grâce à nouveau vers la jeune femme, il sourit et plongea son regard d'eau claire où dansait une étincelle amusée dans les yeux bruns.

"Etiez-vous déjà venue en Ecosse auparavant, ou est-ce votre première visite dans ces contrées qui doivent paraitre pour le moins.. sauvages, aux yeux d'une jeune femme habituée aux salons et autres réunions mondaines ?"

Le sourire charmant qui étirait délicatement ses lèvres se glaça brutalement et son regard agrandi devint fixe. Sa main refermée brusquement sur la lame du couteau tremblait convulsivement tandis que tout son corps raidi se tendait comme pour bondir de son siège.
Il posa son regard vide sur l'enfant qui s'était assise en face de lui et sa voix trop basse pour étre comprise laissa échapper le nom de sa soeur.
Ce fut le son même de sa voix qui le ramena à lui, et son visage reprit en une seconde son expression charmante.
Le regard à présent limpide, il s'adressa à Coleen.

"Une personne vient d'arriver, Coleen. Un homme que je vous défends de voir seule à seul.."

Se rendant compte de ce que son attitude pouvait avoir d'étrange pour ses hôtes, il reprit avec un sourire d'excuse.

"Il s'agit d'une personne qui était attendue mais non souhaitée."

Filtrer les informations lui arrivant au cerveau. Dinah était en fait une grosse passoire qui laissait passer uniquement les bonnes choses et refusait les autres. En plus de son talent pour l'élégance, on pouvait donc ajouter celui-ci. Quelle importance de toute manière, les gens n'étaient jamais parfaits.

Coleen allait se désintéresser de la jeune femme lorsque celle-ci sembla chamboulée par la demande de Lain qui venait de l'inviter à prendre place. Les joues rosies, elle sembla passer par différents états d'esprits dont la fierté, la réflexion et l'inquiétude. Les signes étaient clairs, son regard suffisait mais ses mains crispées sur le dossier de la chaise en disaient bien plus. Coleen leva un sourcil. Cette femme réfléchissait trop... ou trop peu. Voilà qu'elle se détendait à nouveau, probablement une bonne information venait de filtrer dans la passoire...

"S'il n'y avait pas de chandelles, nous dînerions dans le noir..." fit remarquer Coleen en fixant une nouvelle fois Dinah.

Le marin semblait calmé et la pièce avait retrouvé une ambiance paisible. Il venait à son tour de prendre place autour de la table tandis que Logan venait de partir à ses tâches après avoir répondu à son sourire.

A l'invitation générale de Lain, Coleen s'assit lentement sur son siège en prenant soin de ne pas froisser sa robe. Elle avait capté le regard froid qu'avait lancé son tuteur au jardinier et Coleen se demanda si cela avait un rapport avec les relations qu'elle entretenait avec lui. Cela ne changerait rien, de toute manière...

Le fait que le dîner soit susceptible de se faire attendre la laissa indifférente, elle n'avait jamais très faim en général et mangeait toujours assez peu. Alors que Lain s'enquérait du confort de ses hôtes, Coleen porta son attention sur une flamme dansante de l'une des chandelles.

Le changement d'attitude de Lain ne lui échappa pourtant pas et son regard violet se posa immédiatement sur celui de son tuteur. Elle hocha la tête à son ordre sans le lâcher du regard. Il avait parlé tout bas mais elle n'avait rien entendu, pourtant, elle savait ce qu'il avait prononcé. Ce regard vide et sa main crispée... Coleen se demandait pourquoi Belig n'était pas encore attablée.

Dinah était tout à fait charmée par les manières exquises de l'hôte de maison qui se comportait en vrai gentleman.
Dinah était une passoire d'une sorte étrange. Elle laissait passer les pâtes et pas l'eau. Elle suivait le mouvement général et laissait de côté les aspérités qui la gênaient.

Ainsi, plus Lain faisait preuve de délicatesse plus elle retrouvait facilement ses manières de salons mondains. Elle avait, très naturellement et avec une bonne grâce évidente, accepté l'aide de Lain qui lui avait avancé sa chaise.
Elle avait marqué de murmures de protestations les marques de modestie de Lain et du Capitaine, l'un et l'autre tentant de faire croire qu'ils étaient des rustres sauvages alors que, pour des gens qui avaient vécu loin d'une vraie civilisation, ils se débrouillaient très bien... Ils étaient même presque plus polis que certaines personnes qu'elle avait rencontrées à Londres. C'est tout dire.

Elle écouta la réflexion de Coleen la tête légèrement penchée sur le côté et laissa échapper un petit rire.

"Mais vous avez parfaitement raison, Mademoiselle ! Et je trouve vraiment charmant d'avoir gardé les méthodes ancestrales plutôt que de chercher les nouvelles techniques... Je trouve que l'électricité... enfin, j'imagine que c'est beaucoup plus froid comme éclairage. Les chandelles sont tellement plus vivantes !"

Dinah aimait beaucoup l'électricité. Mais elle jugeait bon de ne pas vanter trop une invention qui visiblement n'avait pas la faveur de la maison. En plus il était sans doute très difficile de la faire venir jusqu'ici... Il ne fallait pas remuer le couteau dans la plaie si jamais ils avaient voulu avoir l'électricité, mais pas pu à cause de moyen technique...

Elle allait répondre à Lain lorsqu'elle remarqua la légère crispation qui l'avait pris. Une vague de compassion envahit son petit cœur. Pauvre jeune homme ! Si jeune et malade...
Il devait avoir un problème au cœur peut-être. Cela expliquerait le spasme violent et rapide.

Mais en personne bien polie, comme Lain était automatiquement passé à autre chose, elle fit de même et répondit du ton normal de la conversation à la question qui lui était posée.

"C'est la première fois que je viens en Europe. J'ai vu Paris, La Méditerranée, Rome, le Pape, Venise, les Alpes, Londres et tant d'autres choses... Et maintenant l'Ecosse ! Ces contrées sont sauvages, bien sûr, mais tellement belles, vous savez... Cela me fait penser à ces paysages que j'avais vus étant petite dans ce que nous appelons chez nous le "Wild West". Evidemment, c'est plus petit, moins imposant, mais tellement plus charmant !"

Dinah eut de nouveau un petit rire, parcourut du regard la table avant de décider de se jeter à l'eau. Il fallait qu'elle en ait le cœur net pour Madame Cocksure. Et quelque chose lui disait qu'il valait mieux prendre ça en riant.
Elle jeta donc d'abord un regard au Capitaine, un regard qui voulait dire à la fois "au secours" et "je suis désolée". Au secours, parce qu'elle se rendait compte que cela allait être un peu ridicule, Je suis désolée parce qu'elle l'avait un peu entraîné dans ses histoires qui semblaient de plus en plus impossibles...

Elle reprit donc toujours avec un petit rire.

"Figurez-vous que, s'il n'y avait eu cette plaisanterie qui m'a été faite, je n'y aurais sans doute jamais mis les pieds... Je suis d'ailleurs désolée d'imposer ainsi ma présence, croyez bien que j'aurais préféré ne pas vous importuner ainsi...

Enfin, donc, voyez-vous, on m'a envoyé une lettre, qui me demandait de venir quelque part ici, chez une Madame Cocksure, à la Villa Villeparisis, quelque chose comme ça...
Tenez, voilà la lettre... C'est pour cela que je suis entrée si cavalièrement chez vous, encore une fois, veuillez m'excuser..."

Dinah sortit de la pochette accrochée à sa ceinture la dite lettre. Elle la tendit à Lain retenant avec peine un léger tremblement de la main.

"J'ai cru un instant que c'était ici... Voyez-vous la situation de votre maison correspond presque au plan... Mais le Capitaine..."
Petit geste vers ledit Capitaine.
"Puis vous-même... me faîtes penser que tout ceci n'est qu'une très méchante plaisanterie...
J'imagine qu'il n'y a pas de Madame Cocksure dans les environs ?"

Dinah regarda Lain d'un air qui se voulait sûr d'elle, mais qui en fait était celui de quelqu'un de complètement perdue.
C'était pour elle un acte extrêmement difficile que de réajuster sa vision du monde sur ce qui se passait autour d'elle. Même si cela n'était pas évident, elle venait de faire un immense effort, un pas encore inconnu d'elle.
C'était tout à fait perturbant que de voir que les choses n'étaient pas exactement telle qu'on pensait qu'elles étaient...

A l'invitation du maître de maison, Owen s'installa sur sa chaise, cocktail de douceur satinée et d'une certaine raideur comme tous les sièges d'une maison ayant vécu. Le Capitaine prit rapidement un cliché mental des couverts soigneusement alignés qui lui étaient destinés, et se promit de les utiliser en temps et en heure, dans la mesure du possible... Mais à peine eut-il le temps de relever la tête que son hôte l'interrogeait avec une courtoisie parfaite à laquelle Owen répondit chaleureusement:

"Monsieur Chattan, vous avez en effet des gens tout à fait compétents; je suis parfaitement installé, je vous remercie."

Il coula un regard amusé en direction de Dinah avant d'ajouter:

"Votre demeure forme un charmant mélange de quiétude et de surprises..."

Lorsque Lain se raidit brutalement, Owen fronça les sourcils. C'était maintenant la troisième fois - dans le hall, puis deux fois dans cette salle-même - que l'homme aux yeux d'eau semblait perdre conscience tout en restant éveillé... L'alibi de la constitution fragile semblait désormais un peu léger. D'autant plus que Lain semblait avoir ressenti l'arrivée de quelqu'un d'hostile... à distance. Cet homme dégageait quelque chose de très peu ordinaire. Quant à la petite, Owen ne savait trop encore quoi penser.

Mais le flou général dans lequel le changement d'attitude de Lain l'avait plongé fut dissipé par le retour à la normale qui ne se fit pas attendre. Cela semblait presque une habitude dans cette villa: des évènements inattendus, surprenants, quasi surréalistes, immédiatement succédés comme si de rien n'était.

Ainsi écouta-t-il l'énumération géographique et culturelle de Dinah qui, elle, semblait ne se formaliser de rien... La Méditerranée et Londres, il connaissait. Pour le reste... Mais le rire léger de miss Windfield fut suivi d'un regard qui lui était adressé, et qui contrastait avec sa frivolité. Owen se demanda un instant ce que la jeune femme s'était mis en tête, mais il comprit à ses premiers mots. Le secret de Mrs Cocksure n'allait pas tarder à être révélé ! Le Capitaine fut pris d'une irrésistible envie de rire face à l'incongruité de la situation, mais l'expression du joli minois de Dinah l'en dissuada; égaré, déboussolé, tellement enfantin finalement...

Tous les hommes étaient-ils ainsi ? Feignant la sûreté, la mondanité, la légèreté, mais en réalité si fragiles...

Le regard d'Owen se fit un peu flou, vaguement fixé sur Dinah sans la voir. Il se reprit de justesse avant que quelqu'un ne s'étonne de la fixité de son regard, et prêta attention à la réponse qu'allait sans doute accorder Lain. Ses yeux firent néanmoins un petit détour par le jeune visage de Coleen. Et elle, de quelle catégorie d'humains faisait-elle partie, cette enfant trop sérieuse ?

Le regard de Lain se posa sur le petit visage de Coleen, lui intimant silencieusement de se tenir tranquille, d'éviter de mettre leurs hôtes mal à l'aise par des réflexions qu'une enfant ne devrait pas se permettre.
Il hocha la tête en remerciement quand le Capitaine le complimenta sur la tenue de la maison.
Puis Dinah prit la parole et les yeux d'eau claire s'étrécirent.
Il sourit avec grâce et contredisant son regard, sa voix se fit plus chaude bien que toujours basse.

"Voyez-vous Madame, nous vivons ici tellement reculés du monde que certaines avancées de la science ne nous sont pas encore accessibles, ni même connues.. Et elles le seraient que nous nous en passerions fort bien."

Il fit une pause, laissant filer quelques secondes entre ses doigts qui jouaient machinalement avec le reflet d'une flamme sur un couteau, puis il reprit d'un ton doucement enjoué.

"Ainsi, vous êtes une grande voyageuse. J'apprécie la curiosité intellectuelle qui pousse à chercher toujours plus loin le plaisir de la découverte. Comme j'apprécie les récits que l'on peut faire de ces étonnements émerveillés. Et je suis sûr que l'enfant prendrait plaisir à vous écouter lui raconter les villes que vous avez vues."

Mais l'expression de Dinah changea et Lain inclina la tête. Il écouta en silence son récit embarrassé, conscient de sa gêne. Il saisit la lettre qu'elle lui tendait et la tint un instant sans la lire, accordant toute son attention aux explications embrouillées que la jeune femme lui donnait. Il réfléchit un court instant et rien sur son visage ne parut, que le sentiment de compréhension et de douceur qu'il y mit. Pourtant, il aurait infiniment préféré ne pas avoir à travestir la vérité devant l'enfant dont il sentait les grands yeux posés sur lui.

"Madame Cocksure n'est, en effet, pas des nôtres en ce moment. Quant à la Villa Villeparisis, nous n'avons nous-même jamais appelé notre maison autrement que Loch Lurgainn House, par commodité peut-être ?"

Il n'avait ni infirmé ni confirmé les dires de la jeune américaine, semblant répondre à ses questions de manière détachée et avec une politesse exquise.

Comme si elle s'était sentie observée, la petite Coleen tourna ses grands yeux améthyste vers lui. Leurs deux regards restèrent ainsi accrochés l'un à l'autre pendant un instant, jusqu'à ce qu'un bruit de pas vienne rompre le charme. Owen leva la tête vers le seuil de la porte, et ses sourcils marquèrent un léger mouvement de mépris en reconnaissant le pseudo-aristocrate du hall. Parfaitement lucide du regard de dégoût et de dédain que celui-ci lui accorda, Owen ne s'en soucia pas le moins du monde, fidèle à une petite maxime qu'il suivait depuis plusieurs décennies: c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.

Le marin ne répondit donc pas au salut qui avait trop tardé et pesait terriblement dans la salle. Son oreille perçut un nouveau pas, et il commença à se demander s'ils allaient passer la soirée à attendre de nouveaux arrivants en essayant d'engranger des visages et des noms, reliés ensemble de préférence... Son estomac n'allait pas tarder à protester si tel était le programme. Mais après tout, s'il n'avait pas été invité par Lain Chattan, qui sait où il aurait dîné ce soir ? Retrouver une table et des chaises, de la vaisselle et surtout des compagnons de table, c'était sans doute le prix à payer pour un repas équilibré et un petit retour à la socialisation... Autant s'en accorder.

Owen repoussa donc sa faim et arrêta de justesse une goutte de sang qui s'écoulait de sa main. Il avait eu chaud: un peu plus et la belle serviette blanche... voire la nappe ! Effrayé à l'idée de salir le beau linge de la maison, il appuya fermement sur le petit trou qui s'était rouvert afin de refouler le sang. Une fois rassuré de ce côté-là, il releva la tête et se demanda comment aborder Coleen.

Un sourire ? Pas du tout le style, elle l'aurait immédiatement classé dans la catégorie des niais et/ou des hypocrites. Une petite question traditionnelle sur son âge ou ses occupations ? Ridicule, il n'était pas sa vieille arrière-grand-tante. En croisant de nouveau le regard violet, il sentit immédiatement qu'il fallait la traiter en adulte. La traiter en adulte pour, lentement, inconsciemment, la ramener vers l'enfance.

Ce fut donc très au sérieux qu'il se risqua à adresser la parole à la pupille de Chattan.

"J'ai entendu un hennissement tout à l'heure, de ma chambre. S'agissait-il d'un cheval de la lande ou bien avez-vous la chance d'avoir des écuries ici, à Loch Lurgainn House ?"

Pendant le bref instant où le regard du capitaine avait croisé le sien, Coleen l'avait soutenu, non pas par défi mais simplement pour le fixer d'un air neutre et indifférent. Owen fut le premier à détacher son regard d'elle, ce qui était la même chose dans la majorité des cas lorsqu'on la fixait, jamais elle ne détournait le regard en premier.

Alors à son tour elle tourna la tête vers le nouveau venu et suivi des yeux l'homme avec qui elle avait fait la connaissance un peu plus tôt. Une connaissance un peu brusque puisqu'il l'avait giflée après s'être reçu un verre d'eau au visage. Son geste avait été à la hauteur de son insuffisance, elle ne le regrettait donc pas. C'est donc d'un regard neutre contrastant avec le mépris évident de l'homme, qu'elle le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il s'attable aux côtés de Dinah. Certainement que la jeune femme était à son goût puisque McFarlane ne s'attardait que sur les manières et l'aspect extérieur d'une personne. Peut-être même que les deux s'entendrait bien, quoique leur caractère étaient différents. Contrairement à Gavin, Dinah était niaise mais pas méchante.

Celle-ci d'ailleurs, semblait en grande réflexion, très probablement en train de méditer les paroles de Lain, peut-être un peu confuse pour son esprit ? Coleen ne s'attarda pas plus sur la jeune américaine qui allait sans aucun doute passer encore successivement d'un grand sourire à de la gêne comme si la vie en société était trop compliquée pour elle...

Son regard se tourna donc à nouveau vers son voisin de table, le marin, et regarda non pas son visage mais ses mains. Celles-ci étaient abîmées, non pas à cause du froid qui les aurait desséchées ni même à cause d'un travail manuel trop rude, non. C'était de petits trous. Owen la regardait à nouveau, elle sentait son regard sur elle mais elle ne leva pas la tête, continuant de fixer ses mains jusqu'à ce qu'il lui pose une question. Plongeant à nouveau son regard violet dans celui de l'homme, elle répondit d'un ton égal mais sans brusquerie.

"Je n'ai encore jamais entendu la lande hennir... par conséquent, oui, c'était un cheval. Qu'avez-vous aux mains ?"

Owen se retint de justesse: la réponse de Coleen avait failli lui arracher un haussement de sourcil, voire une légère ironie. Lui non plus n'avait pas prétendu avoir entendu la lande hennir... Et la fillette ne répondait pas à sa question: évidemment c'était un cheval. Apparemment la pupille suivait le chemin du tuteur en matière de réponses à côté de la plaque... La conversation s'annonçait alambiquée.

En revanche, la question qui suivit immédiatement réconforta le Capitaine. Coleen gardait, involontairement peut-être, quelques aspects bien dissimulés de l'enfance et de sa curiosité. Il n'y avait que les enfants pour passer du coq à l'âne ainsi, pressés d'assouvir leurs interrogations... Ou des gens comme Dinah Windfield, éventuellement...

Au moins l'enfant ne semblait pas douée de l'espèce de don de seconde vue que paraissait maîtriser son tuteur. Owen prit son temps pour lui répondre. L'image des dizaines d'oiseaux s'abattant sur lui restait très proche. Il planait quelque chose de surnaturel dans ce domaine. Ce fut sans doute cette considération qui lui conseilla de ne pas raconter banalement son aventure. Il fut aussi tenté de répondre en Pythie, mais ce n'était pas sa nature, et il eût été ridicule de laisser agir un inexplicable mimétisme. Lui, il était plutôt du genre clair, net et précis. Peu loquace aussi...

"L'accueil des volatiles de votre domaine."

*Confinez-moi toute cette volaille...*

Ses yeux pétillèrent une fraction de seconde et sa voix se fit presque amusée:

"Mais... vous n'avez pas répondu à ma question."

D'égal à égal.

Lain observa un instant en silence le visage de la jeune femme assise à son côté. Les émotions y défilaient sans qu'elle prenne la peine de les dissimuler. Selon toute apparence, elle n'en avait pas conscience. Elle était à présent la proie d'un grand trouble et sans doute retenait-elle au bord de ses lévres joliment ourlées la multitude de questions qui s'y pressaient. Seule son éducation et l'habitude des salons l'empéchaient de se jeter à corps perdu dans un délire d'hypothéses plus folles les unes que les autres et d'en faire part à toute la tablée.
Il lui sourit, mettant dans son regard la douceur d'une eau pure.

"Nous sommes en effet nombreux depuis peu. Et le fait que nous recevions habituellement fort peu, peut excuser les lacunes de notre hospitalité et nos manières trop rustres et éloignées des salons."

Son expression affable ne changea pas alors qu'intérieurement, il pestait contre la lenteur que chacun mettait à rejoindre la salle à manger. Ce diner allait s'éterniser où il devrait faire preuve de civilité et d'une politesse exquise alors que tout en lui hurlait de jeter tout ce monde aux enfers.

Du coin de l'oeil, il surveillait Coleen dont l'intéret s'était éveillé à la vue des blessures que portait aux mains le Capitaine Burnett.