Le Grand Salon

[La salle à manger]

Dinah donc avait commencé à tourner en rond, à ouvrir trois fois la porte d'un placard au lieu d'ouvrir une porte menant à une salle. Elle cherchait un peu le capitaine, et donc jetait un regard déçu dans chacune des pièces qui ne comportaient pas un capitaine.

Elle allait faire de même pour cette salle là, qu'elle découvrait par miracle, lorsque son bras qui commençait à refermer la porte, s'arrêta en plein mouvement, et rouvrit.

"Mais c'est ravissant !"

Dinah, évidemment, ne parlait à personne en particulier. Mais il fallait bien qu'elle exprime le fait qu'elle trouvait la pièce ravissante.
Cependant, consciente de "ce qui se fait" et de "ce qui ne se fait pas", parler tout seul à haute voix faisant partie de la seconde catégorie, elle regarda autour d'elle. Heureusement, il n'y avait personne à l'horizon.

"Il y a même un piano..."

Nouveau regard en coin. Elle n'avait fait que le murmurer, mais enfin... Elle chassa ses idées d'un mouvement de tête sans doute charmant, et se dirigea d'un pas dansant vers l'instrument.

Après un instant d'hésitation, elle s'installa sur le tabouret. Elle remit bien sa robe, de manière à ce qu'elle ne se froisse pas, ouvrit le clavier et posa ses doigts sur le clavier.

Que jouer ? terrible question... Dinah ne jouait presque jamais pour son plaisir. Elle jouait parce qu'on le lui demandait : "Miss Windfield, s'il vous plait, jouez-nous un de ces merveilleux morceaux que vous connaissez... Vous les jouez si bien... Par exemple du Liszt ? J'aime tellement voir vos mains... enfin, presque ne plus les voir tellement elles vont vite !"
Et Dinah se faisait prier un peu, parce qu'on ne peut tout de même pas simplement accepter les demandes tout de suite. Et puis elle jouait.

Après avoir testé sans s'en rendre compte plusieurs fois le do, elle se lança dans une gamme, histoire de voir comment sonnait le piano. Il sonnait très bien.
Il résonnait dans toute la grande salle, presque comme chez elle.

Par curiosité, elle se lança dans les "études d'exécution transcendante" de Liszt.
Dinah n'était pas une grande musicienne, mais une très bonne virtuose. Elle jouait tout avec une froideur technique impeccable. Il n'y avait en revanche, aucun sentiment. Les seuls morceaux où, sans qu'elle s'en rende compte d'ailleurs, elle mettait un peu de sentiment, c'était les morceaux de bastringues et de jazz appris en cachette avec le portier du domaine paternel...
Mais ceux là, elle ne les jouait jamais en public.

Pour l'instant elle ne s'en préoccupait pas, elle laissait des années de travail et de répétition prendre le dessus, et jouait avec une aisance presque insolente un des morceaux les plus difficiles du répertoire pianistique...

[Post Ellipse]

Dès que les dernières notes de musique se turent, un léger bruit vint remplacer celui du piano. Coleen, sur le pas de la porte, frappait ses mains l'une contre l'autre d'un rythme lent en guise d'applaudissement, certes, guère enjoué, mais un applaudissement tout de même.

C'est là que normalement s'en serait suivi un compliment, ou une remarque, une appréciation, peu importe, mais Coleen jugea son geste suffisant pour exprimer ce qu'elle pensait de la démonstration de piano de la jeune femme et partit tranquillement s'asseoir dans un fauteuil. Décoinçant de sous son bras une encyclopédie de volume confortable, elle posa l'ouvrage sur ses genoux et quitta Dinah du regard pour détailler la page de géographie qu'elle venait d'ouvrir.

Coleen n'était pas venue dans ce salon attirée par la musique. Elle avait en fait l'habitude de lire au calme après le dîner, même si elle se doutait que ce soir là, le calme ne durerait pas longtemps avec la présence de cette femme dans la pièce. Pourtant, autant Dinah était différente en tout de son propre caractère, force était d'avouer qu'elles se ressemblaient sur la façon de jouer au piano. La même rigueur froide et purement scolaire. C'était pour cela que Coleen avait applaudit, non pas parce qu'elle avait trouvé le morceau joli ou bien joué, mais parce qu'avoir démontré une ressemblance aussi frappante sur deux personnes totalement opposées était en soit, un exploit.

*Les Amériques...*

Dinah, plongée dans ses pensées qui n'avaient rien à voir avec les notes qui venaient machinalement sous ses doigts mais concernaient plutôt le caractère tout à fait délicat du tapis qui ressemblait fort à ceux ramenés par son grand-oncle Alfred qui avait servi, on ne savait trop pourquoi, dans l'armée anglaise aux indes, Dinah, donc, plongée dans ses pensées, n'avait pas entendu Coleen arriver.

Et si elle ne sursauta pas en entendant les "applaudissements", c'est simplement qu'elle était trop habituée à les entendre dès que ses mains quittaient le clavier.
Elle eut un petit sourire, un peu crispé étant donné qu'elle n'était pas certaine que le mot que la jeune fille avait prononcé pendant le repas était réellement le nom du village et non pas un mot grossier local. Elle-même avait vu le nom du village sur la carte, et s'il lui semblait en effet qu'il y avait une certaine parenté, elle ne l'aurait absolument pas prononcer ainsi. Mais enfin... personne n'avait bronché...

Dinah ne savait absolument pas quoi dire à cette étrange jeune fille, et préféra donc enchaîner sur un autre morceau, de Schuman cette fois. Papillons. Une suite de douze très courtes scènes, qu'elle jouait entre dix et quatorze minutes, suivant, non pas son humeur qui n'influençait aucunement sa manière de jouer, mais le piano et la résonance de la salle. Ici, ce serait sans doute environ onze minutes...
Schuman demandait plus de sentiment que Liszt, mais Dinah avait appris à mettre les bons effets au bon endroit, pour que cela semble très sensible.

Ce qui ne l'empêchait absolument pas de penser à autre chose. Au bout de quelques minutes, elle remarqua que Coleen lisait une encyclopédie. Se souvenant qu'elle-même avait eu la volonté (pendant deux heures au moins) de lire l'encyclopédie paternelle pour apprendre tout ce qu'il y avait dedans, elle devint curieuse de savoir quel article était en train de lire la jeune fille.

"Vous lisez une encyclopédie ? Comme c'est amusant... Vous en êtes à quel article ?"

Cela, évidemment, sans s'arrêter de jouer. Dinah faisait partie de ses personnes qui sont capables de jouer d'un instrument tout en tenant une conversation parfaitement normale et sans manque d'attention à côté.
C'était sans doute dû au fait que si son cerveau contenait très peu de cases (une toujours vide, une pour vérifier tout le temps son apparence physique, une pour la conversation et une pour toutes les autres choses), elles étaient parfaitement cloisonnées et marchaient de façon parfaitement indépendante.
C'était, selon elle, très pratique.

Ah il fallait s'y attendre, naturellement. Dinah était repartie sur un autre morceau de piano, et cela malgré l'apparente concentration de Coleen dans sa recherche. Cela dit, à y réfléchir, Coleen préférait écouter de la musique plutôt que les paroles creuses et totalement dépourvues d'intérêt de la jeune américaine.

C'est donc sans rien dire et sans regarder Dinah, ni même sans écouter sa nouvelle interprétation qu'elle continua de feuilleter l'encyclopédie, s'arrêtant enfin sur la page de l'Amérique du Nord, représentée par une carte d'Edward Stanford.

Mais il va sans dire qu'avec Dinah Windfield, on finit toujours par avoir une mauvaise surprise. C'est ce que conclut Coleen quand elle comprit qu'il ne suffisait pas que la jeune femme ait les mains occupées à jouer du piano pour qu'elle garde le silence. En ça, Dinah ne lui ressemblait plus du tout. Même si tout comme elle sa façon de jouer était purement technique, Coleen conservait un minimum de respect envers le compositeur en ne bavardant pas pendant l'interprétation comme on le fait lorsqu'on boit le thé.

"J'essaye.. malgré le brouhaha ambiant des paroles mélangées à la musique.. de chercher l'endroit d'où vous êtes originaire." lâcha-t-elle d'une voix assez forte pour être sûre d'être entendue mais sans levez les yeux de la carte.

"L'endroit d'où elle était originaire"
Ces simples mots suffirent à brusquement écourter le 6ème "papillon" de Schumann. Parce qu'elle avait fini, par habitude, avoir l'oreille musicale, Dinah n'aimait pas laisser un accord non résolu, et même lorsqu'elle s'arrêtait arbitrairement au milieu d'un morceau, elle s'arrangeait pour reconstituer une cadence conclusive.
Evidemment, elle s'appuyait pour cela sur ses connaissances en jazz, et Schumann finit donc avec un petit air jazzy.

A peine avait-elle plaqué son dernier accord, que Dinah bondit sur ses pieds, ramassa dans un geste élégant et spontané (il est très difficile de faire un geste élégant et spontané. Mais Dinah ayant consacré toute sa vie à ce difficile exercice le maîtrisait parfaitement) ses robes et avança d'un pas glissant et rapide vers Coleen.
Là, dans un tourbillonnement remarquable, elle s'assit à genou sur le sol près du fauteuil de la jeune fille.

Presque toutes les personnes qui fréquentaient Dinah au quotidien la soupçonnait d'avoir l'ambition démesurée de ne pas faire un geste, de ne pas prendre une pose qui ne puisse être transformé en un tableau charmant.
Il va sans dire que Dinah ne s'en rendait pas compte. Mais il n'y avait pas un mouvement qu'elle avait fait en se déplaçant qui n'était pas emprunt d'une certaine théâtralité, pour ne pas dire d'un léger caractère poseur.
Il y avait jusqu'à sa pose qui était parfaite, au pied du fauteuil de Coleen, les mains soigneusement placées sur l'accoudoir, le menton délicatement posé dessus, ses yeux grands ouverts regardant avant curiosité la carte posée sur les genoux de l'enfant.

Un personnage extérieur qui serait entré dans la pièce à cet instant aurait eu l'image parfaite du bonheur familial : deux soeurs lisant gentiment un livre. C'était charmant.

Lorsque Dinah repéra enfin l'endroit où elle était née, elle poussa une petite exclamation de joie et posa un doigt parfaitement manucuré juste en dessous d'un petit point "Philadelphie".

"C'est là ! Philadelphie, Pennsylvanie... Enfin, je ne suis pas née à Philadelphie-même... je suis née à Gladwyne, juste à côté, sur la Main Line."

Elle pencha légèrement la tête sur le côté pour regarder Coleen avec un petit air de conivence.

"La Main Line, c'est la ligne de chemin de fer. Nous avons une maison juste à côté, c'est très agréable, on voit d'un côté de la maison les trains passer, parfois, de l'autre Philadelphie, et de l'autre encore les White Mountains. C'est un paysage vraiment majestueux."

Là, elle eut un instant d'hésitation, constatant qu'une maison à généralement quatre côtés et qu'elle n'en avait que trois. Un sourire vint bien vite éclairer de nouveau son visage.

"Et de l'autre les écuries ! Voilà, j'avais oublié... Bien sûr, j'ai grandi aussi à Philadelphie, nous y avons une maison aussi, en hiver, la campagne est tellement ennuyeuse, vous ne trouvez pas ?"

Dinah avait laissé traîné le e du teeeeellement, afin de montrer vraiment à quel point c'était long de passer l'hiver hors de Philadelphie. Le tout était accompagné d'un petit mouvement du poignet faisant voleter sa manchette, qui balayait l'ennui avec désinvolture.
Elle resta un instant à peine les yeux lever vers Coleen, l'air attentive et sérieuse d'une personne qui attend une réponse, avant de rajouter, prenant soudain l'air de l'évidence :

"Sauf si c'est pour faire du ski, évidemment..."

Snobisme de la demoiselle, qui se piquait de pratiquer ce sport élitiste et encore très peu développé aux Etats-Unis, et presque inconnu en Angleterre où la neige est rare...

A peine la musique se tut que Coleen lâcha un petit soupir. Impossible de savoir si c'était un soupir de soulagement ou d'exaspération. Peut-être les deux mélangés. Car si Dinah arrêtait de jouer, cela signifiait qu'elle allait se remettre à parler d'avantage. Mais d'un autre côté, il n'y aurait plus la musique par dessus.

Dans tous les cas, la jeune femme s'était levée et s'avançait vers elle, toujours avec une foule de gestes et de poses inutiles, superficielles et parfaitement ridicules. Quand Dinah fut enfin assise près d'elle, Coleen daigna lever les yeux vers elle, arquant un sourcil de perplexité. Belig aussi faisait parfois beaucoup de gestes, mais Coleen trouvait vraiment cela différent, à moins que ce ne soit qu'un parti pris, c'était à méditer. Les gestes de Belig étaient empreints d'une douceur et d'une sagesse qu'elle n'arrivait pas à retrouver chez Dinah.

Rebaissant les yeux sur la carte, à l'endroit où la jeune américaine avait posé le doigt, Coleen lut le nom "Philadelphie". Cette fameuse Main Line dont parlait Dinah était représentée sur la carte par une ligne dont le dernier tronçon, d'après la légende de la carte, avait été achevé très récemment, en 1860, il y avait donc à peine 5 ans.

Elle leva à nouveau les yeux vers Dinah, d'un air sceptique.

"Parce que vous trouvez ça très agréable d'entendre juste à côté de votre maison le vacarme des trains qui passent ?"

Coleen n'avait jamais vu de train à vapeur sauf en illustration sur les encyclopédies. C'était de grosses machines très laides et qu'elle devinait terriblement bruyantes et salissantes à cause du charbon et de la fumée. De quoi gâcher le paysage de la lande écossaise. Heureusement qu'il n'y en avait pas par ici.

"..la campagne est tellement ennuyeuse, vous ne trouvez pas ?"
"Non." répondit-elle aussitôt sans aucune hésitation avant de regarder à nouveau Dinah en plissant les paupières dans un regard perçant.

"Qu'est-ce que... le "ski" ?"

Dinah regardait la petite Coleen avec indulgence. Elle était charmante, vraiment. Naïve, certes, mais pleine de curiosité et d'envie de découvrir le monde autour d'elle. Exactement comme Dinah au même âge...

C'est avec cette indulgence qu'elle répondit à la première question de Coleen, qui se serait sans doute bien passée de réponse...

"Oh mais ne vous inquiétez pas... Qu'allez-vous croire, le train ne passe pas dans la propriété, mais à l'extérieur, soit à quelques kilomètres de la maison..."

Elle allait sans doute se lancer dans un éloge vibrant de la propriété, du terrain de tennis, de la piste pour chevaux, du jardin et du bassin avec un système de jets d'eau importé de France, mais Coleen lui avait finalement posé la question qu'elle attendait qu'on lui pose.

"Comment ? vous ne connaissez pas le ski ? oh mais vraiment, vous manquez quelque chose... C'est tellement merveilleux. Je le pratique assidûment..."

Comme toute personne qui s'enorgueillie de posséder un savoir assez rare, Dinah faisait durer le plaisir, c'est-à-dire le moment où elle était encore seule à savoir ce que c'était.
A ce moment là de son explication elle regarda par la fenêtre et aperçu dans la vague lueur projetée par la maison, la silhouette du Capitaine et celle d'une jeune femme.
Sans changer de ton ni de voix, elle changea brusquement de conversation.

"Mais c'est le Capitaine ! avec une femme... Ils se promènent au clair de lune. Comme c'est romantique..."

Un petit soupire ému ponctua cette phrase avant que Dinah ne secoue légèrement la tête avant de reprendre, toujours avec un grand naturel, son explication.

"Enfin, cela se pratique en montagne principalement. C'est d'origine allemande... ou finlandaise ? Enfin, c'est presque pareil de toutes les façons, ce sont des pays avec de la neige. Vous savez, c'est pour se promener, avec deux sortes de planches de bois, assez fine et longue, attachées aux pieds, et l'on avance en glissant sur la neige. Il y a des bâtons pour avancer lorsque c'est plat ou que cela monte, mais en descente, cela va tout seul.
Dans les Alpes, en Europe, c'est très agréable. Toutes ces grandes montagnes, recouvertes de neige..."

Là, Dinah s'arrêta brusquement dans l'élan lyrique qui n'aurait pas manqué de suivre. Elle mordilla légèrement sa lèvre inférieure, signe d'une très grande préoccupation. Elle releva les yeux vers Coleen. Il était assez difficile, selon elle, de savoir ce que les habitants reculés d'un pays si reculé pouvaient savoir...

"Mais.... vous ne savez peut-être pas ce que c'est que la neige ?"

C'était à se demander laquelle était la plus naïve des deux, l'adulte ou l'enfant ? Dinah la regardait avec un air presque attendri comme très rarement on la regardait. La plupart du temps les étrangers, quand il y en avait, l'observaient avec perplexité, méfiance ou encore avec un air choqué ou irrité par ses réflexions. Dinah était décidément un cas à part. Visiblement elle se faisait des fausses idées sur son caractère ou alors elle était totalement aveugle, enfermée dans ses principes et sa vision des choses comme quoi tous les enfants sont naïfs et curieux.

Coleen poussa un profond soupir quand Dinah joua (très mal) la femme un peu indignée de voir que quelqu'un d'autre ne connaissait pas la meeeerveilleuse pratique du ski. L'américaine ayant visiblement envie de la faire languir en tardant à donner une réponse, certainement un désir caché de supériorité, Coleen attendit patiemment que ladite réponse vienne, ne désirant pas entrer dans le jeu de la jeune femme en montrant des signes d'impatience qui la satisferaient.

"Le capitaine peut se promener avec qui il veut et où il veut, cela m'est égal." dit-elle d'une voix neutre sans lever les yeux de l'encyclopédie. Coleen tourna une page lentement, écoutant la définition du ski que lui donnait enfin Dinah. Non, elle n'en avait jamais entendu parler mais ça semblait assez dangereux comme pratique, glisser sur des pentes enneigées sur des planches.

Coleen tendit l'oreille alors que Dinah s'était brusquement arrêtée de parler. Soit elle avait dit une bêtise et réfléchissait à ses paroles, soit une question allait suivre.
Deuxième option.
La question fut d'ailleurs tellement stupide, que Coleen n'y répondit pas. Reposant à nouveau ses yeux violets dans ceux de la jeune femme, Coleen la regarda fixement, d'un air neutre cachant un peu son ton moqueur.

"Vous pratiquez assidûment le ski... je vous imagine bien glissant sur les pentes enneigées, du bois attaché aux pieds, les jambes écartées et les fesses en l'air pour garder l'équilibre... cette position doit vous seoir à ravir."

[Office]

Le prêtre entra doucement dans le grand salon. Il avait pris la première porte qu'il avait trouvée espérant trouver un fauteuil confortable où pouvoir se reposer. Il jetta un oeil dans la pièce où il venait de pénétrer. Il vit rapidement qu'il n'était pas seul. D'un geste habile il cacha la serviette maculée de sang qu'il avait toujours à la main.

Il regarda les deux personnes présentes un petit moment puis ses yeux s'arrêtèrent sur un fauteuil. Faisant preuve de bonnes manières, il prit le temps de se présenter avant toute chose.

" Bonsoir mesdames, excusez-moi de vous déranger. Je me présente, Irvine Anderson."

Il essaya de parler d'une voix la plus naturelle possible mais sa quinte de toux restante pouvait toujours s'entendre.

"Si vous me le permettez, je vais m'asseoir, je suis un viel homme qui a besoin de se reposer, ne faites pas attention à moi, faites comme si je n'étais pas là."

En disant celà, il s'approcha d'un fauteuil dans lequel il s'assit avec grand soulagement. Il observa à nouveau les personnes présentes avec un sourire amical. Il resta ainsi droit comme un i tandis qu'il reprenait des forces et que son envie de tousser s'éloignait. Il pourrait bientôt reprendre des activités normales.

Dinah avait regardé Coleen un instant, papillonnant des paupières, comme toujours lorsqu'elle essayait de comprendre ce qu'on lui disait, plus exactement d'interpréter de façon positive une parole clairement négative.
Lorsqu'elle eut réussi sur la dernière phrase de Coleen, elle éclata de rire. Cet enfant était non seulement charmante, elle avait en plus un esprit vif.

"Oh vous êtes un amour, Coleen... Je ne sais pas comment vous avez fait, pour décrire avec une exactitude sans pareille la position des mauvais skieurs, alors que vous n'en avez jamais vu...
Mais rassurez-vous..."

Elle n'alla pas beaucoup plus loin, car un autre personnage était entré dans le salon. Evidemment, Dinah lui avait décoché un sourire absolument radieux et d'une blancheur éclatante, avant de constater qu'il portait une soutane. Devant la possibilité qu'il soit un prêtre catholique, et non pas un pasteur protestant, Dinah diminua son sourire. C'est qu'en tant que fille de descendant du Mayflower, elle avait appris à ne pas aimer beaucoup les persécuteurs catholiques.
Il s'était présenté avec simplicité, un peu trop de simplicité d'ailleurs, et Dinah fut tout à fait soulagée qu'il les engage à faire comme s'il n'était pas là.

Elle appliqua cette injonction à la règle et se retourna donc vers Coleen.

"Donc bien sûr, certaines personnes skient ainsi. Mais si vous skiez bien, vous apprenez à rester très souple, et bien ramassé sur vos skis. C'est la meilleure façon, d'ailleurs, d'aller rapidement...
Tenez, ainsi."

Dinah se releva dans un petit bond charmant, et se mit en position, pieds presque joints, genoux un peu pliés, buste droit mais souple.
Comme d'habitude, la jeune américaine réussissait à garder une élégance indéniable. Il faut dire qu'elle consacrait une grande partie de sa vie à atteindre ce digne but...

Dans une nouvelle détente, elle se réinstalla aux pieds de la jeune fille.

"Mais alors, vraiment, vous n'avez jamais vu les Alpes... Mais vous avez peut-être voyagé ailleurs, non ? Il parait que les voyages forment la jeunesse. C'est sans doute vrai, n'est-ce pas mon père ?"

Dinah avait fini par se laisser aller à la fin, incapable de ne pas adresser la parole à quelqu'un dans la même pièce qu'elle. Même s'il était un méchant catholique.

Dans le grand ennui qu'elle ressentait face à la présence de l'américaine, Coleen avait trouvé une distraction : observer Dinah en pleine concentration, la voir se demander si oui ou non la réflexion qui venait de lui être faite était dirigée contre elle, à prendre avec le ton de la plaisanterie ou un ton de pure moquerie. Coleen pencha un peu la tête de côté et attendit que le cerveau de la jeune femme ait choisi la bonne option. En attendant, son battement de paupières relevait d'une grande dextérité.

Quand Dinah se mit à rire, Coleen reposa à nouveau son regard violet sur l'encyclopédie. Les personnes comme Dinah avaient la faculté d'être à la fois très ennuyeuses et très distrayantes. On pouvait leur sortir n'importe quel genre de réflexion, ils ne prenaient jamais ça mal. Mais d'un autre côté, regarder des lèvres se pincer d'indignation était tout aussi amusant.

Un prêtre entra à ce moment là dans le salon. Elle ne l'avait pas encore vu, lui. Elle n'en sembla pas plus surprise que ça étant donné qu'aujourd'hui semblait être un jour d'arrivées massives. Son regard vif saisit parfaitement le léger mouvement qu'il effectua pour cacher un tissu dans sa main avant de porter à nouveau son regard améthyste sur le visage de l'homme. On ne pouvait pas vraiment dire qu'il portait la gentillesse sur son visage. Quelle importance. Au contraire, peut-être que ce grand salon serait moins ennuyeux avec deux personnes totalement opposées à l'intérieur. Il avait la voix rauque comme s'il avait une angine ou comme s'il avait beaucoup toussé... Coleen venait déjà de faire la relation avec le mouchoir dans sa main.

"Il sera difficile de ne pas faire attention à vous si vous toussez beaucoup..." dit-elle d'une voix égale tout en feuilletant son encyclopédie.

C'est avec un nouveau soupir qu'elle écouta Dinah poursuivre ses explications sur le ski, levant à peine les yeux pour la regarder prendre la pose idéale du bon skieur. Quand elle lui posa une question, elle referma le volume dans un claquement sec et fixa Dinah sans ciller avant de lui répondre d'un ton sec et agacé.

"Non je n'ai jamais vu les Alpes, non je n'ai jamais fait de ski, j'ai toujours grandi ici dans ce manoir qui connaît parfaitement bien la neige en hiver et le calme, en général, qui n'est pas des nôtres aujourd'hui, malheureusement."

Elle se leva et posa l'encyclopédie sur une table avant de s'approcher de la grande fenêtre pour regarder la nuit par delà le loch. Elle avait besoin d'air.

Irvine reprit lentement son souffle. Cette crise n'était pas la pire qu'il avait connue, il s'en remettrait facilement. Il regarda les deux personnes présentes. Elles semblaient en beaucoup de points opposées. Il remarqua que la jeune femme exubérante à l'accent américain avait un peu tiqué après qu'elle l'eut détaillé du regard. Il remarqua aussi le regard violet de l'adolescente. Un regard perçant et brillant d'intelligence.
La remarque de l'adolescente au sujet de sa toux le conforta dans son opinion.

"Ma quinte de toux est passée, Dieu soit loué. Une de plus qui est passée sans m'avoir fait quitter ce monde."

Sa dernière phrase était plus adressée à lui même et à un éventuel auditeur divin qu'aux personnes dans la pièce. Cette petite phrase montrait bien le réalisme du prètre quant à sa santé. Cette toux finirait par l'emporter dans la tombe et il en était bien conscient. Son corps entier était usé et fatigué par sa vie mouvementée mais il ne regrettait pas ses choix et attendait la fin en paix avec lui même.
La jeune américaine fit comme s'il n'était pas là et repris une explication visiblement autour des sports d'hiver et du ski. Il observa sa démonstration et nota toute l'application qu'elle mettait dans ses gestes. C'était un véritable exploit de sa part de ne pas paraître ridicule.
L'adolescente semblait s'être lassée de l'américaine et quand celle-ci lui demanda si elle avait déjà vu les Alpes sa réponse fut sèche et directe. Comme on lui demandait son opinion, il donna son avis sur les voyages après avoir longuement réfléchi quant à la nature de sa réponse :

"Les voyages sont formateurs s'ils apportent sagesse et connaissances. Parcourir le monde sans but n'est guère productif. J'ai beaucoup voyagé durant ma vie dans le but de voir de mes propres yeux toutes les choses dont on m'avait parlé. Pour me faire une idée sur le monde et les gens qui le peuplent. Mais j'ai commencé à voyager tard, une fois seulement que ma formation a été terminé. Bref, je ne suis pas là pour vous racontez ma vie, excusez moi."

Il se tut et réfléchit un peu à ce qu'il pourrait rajouter mais rien ne vint.

Dinah écouta la sèche réponse de la jeune fille et fut prise une fois de plus par une grande vague de compassion pour l'enfant... La pauvre n'avait jamais quitté la demeure... C'était cruel. Peut-être pourrait-elle en toucher deux mots aux parents ?

Elle n'eut pas le temps d'exprimer sa pensée, pourtant si généreuse et profonde, parce que le prêtre répondait vraiment à la question qu'elle avait posée.

Ce qu'il disait ne l'arrangeait pas vraiment, mais cela n'avait sans doute que peut d'importance, parce qu'il y a beaucoup de différences entre un prêtre et une jeune américaine, et ce qui est bon pour un prêtre ne l'est pas forcément pour une jeune américaine.

Car il était évident qu'il ne sert à rien d'attendre d'avoir fini sa formation, puisque les voyages sont la formation. C'était bien connu.
La preuve irréfutable en était que toutes les héroïnes de ses romans partaient dans de grands voyages avant de revenir transformées, amoureuses et souvent mariées chez elles.
Dinah avait donc tout à fait raison d'agir comme elle le faisait.

Elle allait répondre tout cela et bien d'autres choses encore, mais au lieu d'une parole, c'est un éternuement qui vint. Un petit éternuement, charmant, un petit "atchi" mignon comme le son d'un petit animal sauvage.

C'est là que Dinah se rendit compte qu'elle avait froid.

"Il fait un peu frisquet non ? Cela doit être la brume écossaise..."

Rien que l'idée d'être dans un pays froid lui donna encore plus froid. Elle frissonna.

"Brrr... Votre vie à l'air terriblement passionnante, mon Père, je crois qu'il faudra que je vous pose beaucoup de questions, j'adore les histoires de voyage ! Mais il faut absolument que j'aille me trouver un châle...
Veuillez m'excuser..."

Dinah sauta sur ses pieds, fit une petite révérence, et partit d'un pas décidé vers la sortie de la pièce. Elle n'avait aucune idée de comment retourner à sa chambre, mais elle finirait bien par trouver...

[Chambre de Dinah]

La remarque du prêtre sur sa toux lui fit lever un sourcil alors qu'elle regardait toujours par la fenêtre. La lune n'éclairait que faiblement le domaine. Coleen plissa les paupières pour laisser s'accommoder ses yeux à l'obscurité. Cet homme insinuait donc qu'une de ses prochaines toux serait la dernière. Ainsi, ce n'était pas une toux commune, il était malade. Qu'elle maladie mortelle faisait tousser ? Elle chercherait dans ses encyclopédies.

Un éternuement, qui n'était certainement pas celui de l'homme, lui fit lever les yeux au ciel. Pourquoi tout ce que disait et faisait cette femme lui semblait si ridicule ?

"La brume écossaise est dehors et pas dans la maison." fit-elle remarquer.

Le manoir était chauffé et la brume avait assez peu de chance de refroidir l'intérieur même si elle s'insinuait dans le grenier et la cave qui n'étaient pas aussi bien isolés que le reste de la demeure. De toute manière Coleen n'avait que très rarement froid. Elle aimait l'hiver et redoutait l'été. Elle supportait assez mal la chaleur alors qu'elle pouvait très bien sortir un peu dans la neige sans manteau sans craindre le froid.

Le départ de Dinah sembla alléger tout à coup la pièce redevenue calme et silencieuse. Coleen fit alors volte face pour regarder le prêtre, de son air neutre et de son regard inquisiteur avant de prendre la parole de sa voix basse et mesurée.

"Vous voyagez dans le but de voir de vos propres yeux toutes les choses dont on vous a parlé, c'est ce que vous avez dit à l'instant. Que vous a-t-on dit sur l'Ecosse pour que vous veniez ici ?"

Irvine avait parlé un petit moment et quand il finit, le seul bruit qui se fit entendre fut le petit éternuement de la jeune femme. Irvine dit poliment :

"Dieu vous bénisse ma fille."

Il écouta ensuite sa remarque sur la température et la vit sortir de la pièce pour aller se chercher un vêtement chaud. Irvine songea un insant à ce qu'il pourrait dire. Pour sa part, il avait connu tellement pire que son vieux corps était maintenant à l'épreuve de ce genre de désagrément. Il aurait put parler du réconfort de la chaleur divine mais sa dernière intervention sur ce sujet n'avait pas été bien accueillie. Il se contenta donc de dire après qu'elle lui ait parlé de son histoire :

"Je serais ravi de répondre à vos interrogations si vous pensez que cela puisse vous aider ou vous instruire. Ce sont bien les dernières choses qu'est capable de faire ma vieille carcasse."

Un léger sourire nostalgique passa sur les lèvres du pêtre. Puis ses traits se rafermirent et reprirent le masque de sévérité usuel qui quittait rarement son visage. La jeune femme quitta finalement la pièce, Irvine la suivit du regard et quand son attention revint sur la pièce, il tomba sur la jeune fille qui le fixait de ses grands yeux violets. Il la fixa un moment et en quelques instants son intuition fut confirmé. Cette jeune fille était particulièrement éveillée et curieuse. Il vit dans ses yeux une lueur qu'il avait lui aussi dans son jeune âge. Il écouta sa question et répondit de sa voix rocailleuse en prenant bien soin de peser ses mots. Il avait compris que cette jeune fille ne voulait pas un conte de fée mais la vérité. La jeune américaine qui avait quitté la pièce aurait aimé entendre une quelconque histoire d'aventure qui lui aurait permis de rêver mais ce n'était pas ce que cherchait cette fille aux yeux pourpres.


"En effet, ce fut la motivation première de mes déplacements. Ce n'est pas la première fois que je viens en Ecosse. Etant d'origine irlandaise, je suis venu assez rapidement dans ce pays dans mon jeune âge. J'ai voulu découvrir de mes propres yeux la nature écossaise, sa faune, sa flore et aussi son peuple. Découvrir les vaillants habitants des Highlands, parcourir un pays à la beauté sauvage indéniable. Je voulais comprendre ce qui rendait l'écosse et son peuple si vaillant et si indomptable.
Mais par les temps qui courrent, mes objectifs sont beaucoup ennivrants. Je rentre chez moi en Irlande après de longues années d'absences et je n'ai pu m'empêcher de repasser par l'Ecosse qui a marqué ma jeunesse. Mais c'est maintenant avec l'experience d'un vieil homme que je parcours ses terres. Mais quand à mon séjour en cette demeure c'est un peu différent. J'ai simplement suivi mon instinct. Un homme m'a parlé d'une église à proximité de ce domaine et par curiosité je suis venu. Ce n'est pas très raisonnable de ma part mais ça me fait plaisir. Voilà, j'epère avoir répondu à votre question."

Irvine se tut puis reprit soudainement la parole.

"J'ai moi-même une question, pourriez-vous m'en dire plus sur le maître de cette demeure et la famille qui vit ici ? Famille dont vous faites partie je pense, si cela ne vous dérange pas ?"

Toujours près de la fenêtre, à quelques mètres seulement du prêtre, se tenant bien droite et les mains croisées devant elle, Coleen avait toute l'attitude d'une petite fille sage. Mais son regard, sévère et froid dépareillait avec ce comportement visiblement discipliné. Son regard d'améthyste, fixé sur celui du prêtre était pénétrant et fixe.

"Dieu vous bénisse ma fille." Cette phrase était étrange. Que Dinah soit bénie ou non, qu'est-ce que cela changeait ? Un simple prêtre n'avait pas le pouvoir d'influencer les décisions de Dieu. Si Dieu avait décidé de ne pas la bénir, les paroles du prêtre n'auraient rien changé. Etait-ce une phrase courante dans la bouche d'un homme d'Eglise ? Elle n'en savait rien, mais elle trouvait cela absurde et inutile.

L'homme la regardait de nouveau et répondit à sa question. Coleen l'écouta sans un mot et sans un bruit, sans bouger de la place où elle était. Sa réponse fut sans surprise et se révéla moins intéressante qu'elle ne l'aurait cru au départ. Il était venu dans ce pays par simple curiosité parce qu'il habitait dans un pays voisin. Quant à venir près du Loch, il avait simplement suivi son "instinct", attiré par une malheureuse église.

Comme chaque fois qu'une discussion venait, l'inévitable arrivait. Les personnes qui venaient de répondre à une question sentaient toujours l'irrépressible envie d'en poser à leur tour, probablement pour ne pas se sentir en reste. Mais la question ayant été posée avec réserve, Coleen répondit pour ne pas paraître mal élevée. Cependant sa réponse fut courte et vite détournée sur un autre sujet.

"Lain et Belig, sont mes tuteurs. J'ai vécu ici avec eux depuis toujours."

Sans bouger de sa place, Coleen leva un bras et pointa un des murs de la pièce pour montrer une direction.

"L'église dont on vous a parlé se trouve un peu plus loin, au-delà du domaine. Je l'ai déjà approchée mais je n'y suis jamais entrée. Et je n'avais jamais approché de prêtre non plus avant aujourd'hui."

Le prêtre ne quittait pas la jeune fille des yeux. Elle semblait décortiquer tous les mots qui sortaient de sa bouche. Irvine prenait grand soin à parler calmement sans montrer ni trop de familiarité ni trop de distance. La jeune fille sembla un peu déçue quant à la raison de sa visite. Si seulement elle avait su que le prêtre lui mentait honteusement mais il ne pouvait lui dire la vérité, c'était la règle numéro un et le serment le plus fidèle qu'il avait prononcé. La discrétion était la clé de la réussite. Elle répondit ensuite à sa question de manière simple et rapide. Elle ne désirait visiblement pas s'étendre sur le sujet. Irvine nota soigneusement les noms de Lain et de Belig dans sa mémoire et respecta ensuite le silence de la jeune fille. Elle tendit la main vers la fenêtre et montra une direction dans l'obscurité. Irvine l'écouta attentivement et réagit ensuite à ce qu'elle venait de dire. Cela ne le surprit guère. Il s'était un peu déplacé dans la maison et le peu qu'il en avait vu était totalement dénué de tout symbole religieux. Il savait déjà qu'il n'était pas dans une maison pieuse.

"Je compte visiter cette église dés que le temps et ma santé me le permettront. Si à cette occasion, vous désirez m'accompagner pour la voir aussi se sera avec plaisir.
Puisque c'est la première fois que vous rencontrez un prêtre, permettez moi de vous rassurer, nous ne sommes pas méchants, bien au contraire."

Cette dernière phrase avait été prononcée sur un ton plus léger. Après une courte pause, il reprit son discours.

"Vous n'avez donc pas eut de contact avec la religion... Cela est malheureusement trop souvent le cas par les temps qui courent à mon goût. Non pas que je rêve d'un monde catholique mais je trouve cependant dommage que de nombreuses personnes n'ait pas l'occasion de partager avec un homme d'église des idées et des opinions. Je trouve dommage que les gens n'aient pas l'occasion de découvrir un éventuel guide spirituel en la religion. Je trouve dommage que beaucoup de gens se perdent sans avoir eu l'occasion de voir tous les chemins possibles. Mais ce que je trouve le plus horrible ce sont les gens qui prennent un mauvais chemin et qui se retrouvent entraîné dans des entreprises qui ne leur veulent que du mal...
Excusez moi, je parle comme un vieux prêtre utopiste, cela vient de mes nombreux voyages. Toujours est il que je serais ravi de m'entretenir avec vous au sujet de la religion si cela vous intéresse. J'ai pu remarqué que vous aimiez vous instruire et je trouverai vraiment regrettable que votre savoir se passe d'un quelconque savoir religieux."

Irvine se tut et regretta un instant de s'être emballé. Pourquoi est ce que cette jeune fille accepterait de recevoir des cours de catéchisme de la part d'un vieux prêtre sans humour. Il s'était emballé comme n'importe quel prêtre de campagne en manque de fidèles. Il se reprit et retrouva son rôle original.

*Si elle accepte alors je ferai ce que j'ai dit mais sinon aucune importance, j'ai d'autres questions à poser...*

Contrairement aux apparences, discuter avec ce prêtre était nettement moins fatiguant que de discuter avec Dinah, comme quoi, les apparences sont trompeuses. Moins fatiguant certes, mais guère plus plaisant. Coleen devinait par intuition que derrière ce faciès peu avenant devaient se cacher quelques zones d'ombre.

Lorsque le prêtre lui proposa de l'accompagner pour visiter l'église, Coleen leva un sourcil et pencha légèrement la tête de côté, se demandant elle-même si elle en avait envie.

"Je demanderai la permission à Lain." répondit-elle d'un ton neutre.

Sa réflexion puérile sur la non-méchanceté des prêtres lui tira en revanche un soupir d'agacement, n'aimant guère qu'on la traite encore comme une très jeune enfant.

La tirade d'Irvine qui suivit eut pour effet d'attiser un peu plus sa curiosité. Coleen fixait le prêtre sans ciller et plissa légèrement les paupières sur ses yeux violets, signe qu'elle écoutait son discours avec la plus grande attention. Cela ne l'empêcha pas de lui donner une réponse aussi concise que ferme lorsqu'il eut terminé de parler, ignorant volontairement ses considérations utopiques.

"Qu'est ce qui vous fait croire que je vous ai attendu pour recevoir une éducation religieuse ?"

Après sa longue intervention Irvine écouta soigneusement la réponse de la jeune fille. Il avait preuve de l'arrogance habituel du prêtre lambda qui pense tout savoir.

* Voyons, Irvine ce n'est pas parce que cette jeune fille n'a pas rencontré de prêtre qu'elle est forcement inculte en religion *

Il s'en voulait de s'être emporté de la sorte et d'avoir voulut jouer au missionaire. Voilà d'ailleurs bien pourquoi ce n'était pas son rôle dans l'Eglise. Et d'un autre côté, si elle avait eut une autre culture religieuse celà pouvait se montrer très intéressant.

" Rien ne me permet de croire en effet que vous n'avez pas reçu d'éducation religieuse. Veuillez accepter mes plus humbles excuses. J'aimerais beaucoup en savoir plus sur l'éducation que vous avez reçu. Pour parfaire ma propre éducation religieuse qui est je le découvre chaque jour bien incomplète."

Irvine voulait en savoir plus pour deux raison. La première était celle qu'il énonçait, en apprendre plus sur les cultures religieuses mais la seconde était bien plus profonde. Dans un coin perdu de son esprit, ses anciennes habitudes étaient à la recherche de quelque chose de bien précis.

Le prêtre s'excusait de ses paroles et d'avoir cru qu'elle n'avait aucune notion de religion alors qu'elle ne lui avait rien dit de tout cela. Il avait cru pouvoir se rendre utile en l'instruisant, peut-être était-ce parti d'un bon sentiment mais Coleen n'aimait pas trop qu'on s'immisce d'autorité dans sa vie tout comme dans son éducation qui était pour l'instant entre les mains de Lain et aussi de Belig pour certaines matières.

Coleen hocha la tête pour lui faire comprendre qu'elle acceptait tout de même ses excuses. Elle continuait cependant de le fixer de son regard froid et insistant, trouvant qu'il posait beaucoup trop de questions pour quelqu'un qui venait juste d'arriver dans cette maison sans y avoir été invité.

"Je n'aurai pas l'audace d'affirmer que j'en sais plus que vous sur la religion et donc je crains assez de ne pas avoir grand chose à vous apprendre pour 'compléter votre éducation religieuse'". dit-elle en reprenant ses termes.

"Si tant est que mon éducation vous regarde et vous prend tellement à coeur, je ne saurai mieux vous conseiller que de vous adresser directement à mes tuteurs pour en savoir plus."

Comme toujours, sa voix était monotone et mesurée mais franche et claire, d’une sûreté qui n’accepte aucune sentimentalité. D’un ton neutre mais poli, elle savait parler avec fermeté tout en gardant une voix douce.

Irvine écouta la réponse de la jeune fille. Elle lui confirma plusieurs choses. Cette jeune fille n'était pas spécialement encleinte à se livrer. Ce qui semblait tout à fait normal mais Irvine aurait souhaité que ce soit différent. Ensuite celà lui confirma qu'il devait absolument s'entretenir avec ces fameux Lain et Belig. La curiosité d'Irvine retomba comme un soufflé. Cette jeune fille ne voulait pas parler et bien tant pis, il trouverait bien d'autre source d'information.
Las de cette discussion à sens unique, Irvine détourna la tête et commença à ausculter les ouvrages se trouvant dans la bibliothèque. C'est d'une voix sans émotion qu'il dit à haute voix.

" Très jolie collection, je me demande bien combien d'ouvrages peuvent se trouver ici ?"

Il n'attendait pas de réponse, c'était juste une remarque. Pour lui sa discussion avec la jeune fille était terminée, si elle avait encore une question il répondrait mais si dans quelques minutes elle n'avait rien fait de plus alors il irait vaquer ailleurs.

[La Roseraie - Vers le Pavillon]

La porte donnant sur le jardin s'ouvrit sur un tourbillon de vent et de jupon. Le feu dans le foyer trembla sous l'assault brusque du vent comme pour immiter la chevelure qui venait d'apparaître dans la pièce.
La porte se referma doucement, dans un léger cliquement métalique, derrière celle qui venait d'entrer.
Belig resta un instant le dos appuyé contre le chambranle, le sourire aux lèvres, les joues roses d'avoir couru, le souffle un peu court et les cheveux comme une auréole dorée autour de son visage.

Puis, faisant grincer légèrement les lattes du parquet vernis, elle glissa - ses pieds quittaient à peine le sol, et pourtant elle était si aérienne... - vers l'enfant qu'elle enlaça tendrement dans ses bras, pressant avec délicatesse le visage contre sa poitrine, caressant avec une infinie douceur la chevelure noire et soyeuse.

"Coleen... mon enfant, mon cœur... Il est temps d'aller dormir."

Belig savait que le prêtre était là. Qu’il avait posé une question qu’elle n’avait pas entendue. Elle resta un instant, tenant Coleen contre elle, inspirant doucement le parfum des cheveux de l’enfant. Une main anxieuse passait et repassait le long du ruban. Elle cherchait quoi dire à l’homme. Comment le dire. Que fallait-il dire ? Les autres dames auraient su, tout de suite...

« J’espère… que vous avez pu dîner comme vous le souhaitiez et que votre chambre vous convient. »

Belig releva la tête vers le prêtre et sourit brusquement, heureuse d’avoir su retrouver les bons mots. Mais elle gardait toujours Coleen dans les replis de ses jupons, comme une mère protectrice.

« Si vous voulez bien m’excuser, il est l’heure pour Coleen de dormir… N'est-ce pas ? Nous allons, mon ange… »

Elle esquissa un bout de révérence et entraîna, presque en dansant Coleen vers la sortie. A peine sortie de la pièce, elle se mit à fredonner doucement le début d’une berceuse.

[La Chambre de Coleen]

Ses grands yeux violets toujours posés fixement sur le prêtre, Coleen observa sa réaction face à la tirade qu'elle venait de lui sortir. Pas qu'elle aimait spécialement que ses remarques blessent ou mettent mal à l'aise son interlocuteur, mais cela lui permettait de se faire une idée de la suite des évènements.

La réaction d'Irvine resta dans la "normale" des réactions courantes face aux discussions qu'on pouvait tenter avec elle. Il tournait la tête et s'intéressait enfin à autre chose qu’a elle... et surtout il arrêtait de poser des questions, car la question qu'il posa sur les livres n'en était pas une, n'attendait pas de réponse et servait juste à combler le vide qui s'était installé.

Belig arriva au bon moment, comme un arc-en-ciel dans un ciel couvert ou plutôt une éclaircie après la pluie. Le prêtre si sombre et elle si lumineuse. Coleen tourna la tête vers elle, les yeux légèrement brillants. Elle semblait essoufflée, elle avait dû courir, comme toujours. Elle apprécia le fait qu'elle la serre dans ses bras et qu'elle lui caresse les cheveux sans non plus le montrer avec excès.

Ceux qui la connaissaient bien pourraient tout de même s'apercevoir de ce plaisir fugace lorsqu'elle ferma brièvement les yeux et inspira doucement le parfum de Belig. Un parfum de roses.

"Oui Belig." répondit-elle.

Elle laissa la jeune femme donner quelques paroles d'usage au prêtre, sentant sa nervosité à sa main qui allait et venait sur ses cheveux. Mais Coleen ne s'en inquiéta pas, comprenant que ses doutes ne concernaient que des tournures de bienséance. D'ailleurs, elle retrouva toute sa joie après avoir prononcé ces quelques mots au prêtre.

"Bonne nuit, monsieur Anderson." dit-elle poliment avant de sortir avec Belig dans le couloir, écoutant distraitement ce qu'elle fredonnait.

[Chambre de Coleen]

Alors qu'Irvine attendait en vain une quelconque forme de dialogue et qu'il s'appretait à quitter la pièce, une femme fit irruption dans la pièce. Irvine l'observa sans pour autant être trop pressant avec son regard. La jeune femme venait du jardin et son entrée portait avec elle une multitude d'odeur en provenance de la roseraie et de la lande écossaise. Irvine put aussi apprécier la grâce et la légèreté des mouvements de la jeune femme. Elle s'adressa ensuite à l'adolescente en l'appelant par son prénom. Irvine le nota soigneusement. Cette personne devait très certainement être une parente de Coleen et l'un des propriétaires du manoir.
Quand elle lui demanda son avis, Irvine répondit simplement, comme à son habitude de sa voix grave et rocailleuse :

" Tout est parfait et permettez moi de vous présenter ma plus sincère gratitude pour m'accueillir ici alors que je viens à l'improviste. Pour ce qui est de ma chambre, je n'ai pas encore eu l'occasion de la voir mais je ne vais pas tarder à aller faire se reposer mes vieux os. Encore merci pour tout ma fille, que dieu vous bénisse"

Irvine hocha simplement de la tête quand la femme lui expliqua que Coleen devait aller se coucher et dit:

" Bonne nuit jeune dame, encore merci pour votre conversation."

Irvine les regarda ensuite partir tandis qu'il enregistrait le fait que la femme se nomme Belig. Cela confirmait son intuition.
Une fois qu'il se retrouva seul dans le salon, il continua son tour de bibliothèque mais sa fatigue finit par remonter à la surface. Un instant, il fut tenté de s'asseoir dans un fauteuil et de passer la nuit ici. Celà lui éviterait de géner son compagnon de chambre avec une crise de toux et en plus il dormirait mieux. Il décida finalement de rejoindre sa chambre par politesse envers ses hotes. Il se saisit de sa malette et se dirigea vers la chambre qu'on lui avait indiqué.

[Chambre d'Owen et d'Irvine]