Le Hall

[Le pont couvert]

--- Premier post du Mercredi 26 Mai 1865 ---

Les pas de la jeune femme l’emmenaient en direction du manoir.
Elle avait dormi longtemps, si longtemps… cela ne lui arrivait plus depuis une immensité de temps… les événements de la soirée étaient étoffés dans sa mémoire, comme ces rêves qui vous laissent une impression si désagréable d’oubli et de souvenir en même temps.

Elle revoyait cependant avec clarté la figure et la torche. Ce rire si inquiétant… en y repensant un frisson parcourut son échine.

Elle, elle qui n’avait peur de rien, elle qui était la terreur de Glasgow tout entière, elle avait senti un frisson d’angoisse. Pourquoi cela la dérangeait-elle donc tant ? Il s’agissait après tout d’un détail insignifiant… combien de fois avait-elle rencontré des gens hors du commun ? Et combien de fois les avait-elle…

Oh, enfin, elle ne voulait pas y penser. Elle pensa au cocher qui devait l’attendre.
Oui, il l’attendait, mais alors pourquoi allait-elle vers le manoir ?

Elle ne le savait pas. Elle savait seulement qu’une impulsion guidait ses pas, que quelque chose lui disait d’y aller. Et un plan machiavélique s’était peu à peu formé dans sa tête. Le manoir, qui lui semblait si vide et presque en ruines la nuit d’avant, était un repère parfait.
Les Ecossais étaient si stupidement superstitieux… une autre légende aurait pu naître.
Une légende glauque, blanche et mortelle comme sa personnification humaine.

Le soleil était haut et lumineux dans le ciel. Le temps était si agréable… comme si le vent et la pluie de la veille n’étaient plus qu’un souvenir, chassé par le grand astre qui semblait sourire, moqueur.

Lyria y plongea son regard longtemps, jusqu’à une vague sensation d’aveuglement. Le soleil était une des choses dont elle n’avait jamais pu jouir. Surtout ces derniers temps…

Mais elle n’y pensait pas… elle pensait encore au manoir. Perdu dans les landes, que pouvait-il y avoir de mieux ?

Ses pas alertes s’en rapprochaient toujours plus. Elle était partie tôt du petit pont, dès son réveil. Elle s’était étonnée qu’il eût tenu son poids toute la nuit.

Et si elle était tombée ? Comment avait-elle fait à ne pas penser à ce danger mortel ?

Cette pensée était noire et pernicieuse dans son esprit. La pensée de s’être endormie ainsi, sans raison, sans précautions, au milieu du danger… elle avait toujours cherché le danger, mais toujours avec prudence. Jamais de façon déraisonnée. Jamais… avant hier.

En voyant maintenant de près le manoir, elle eut une surprise très désagréable. Tellement désagréable qu’elle la laissa sans voix.

La bâtisse, haute et quelque peu lugubre et inquiétante, semblait animée. Vivante. Occupée.
Elle entendait des échos de voix joyeuses… si stridentes. La joie ne faisait pas partie de ses états d’âme.

Elle s’approcha presque craintivement de la porte. Heureusement, pensa-t-elle, elle avait trouvé cette robe blanche exquise sur le pont. Cela encore, un autre des nombreux événements incongrus de la journée de la veille.

Au moins avait-elle l’aspect présentable… quoique non, elle n’aurait jamais été présentable.
Elle aurait toujours inspiré haine, terreur, répulsion. Son visage hagard, malgré sa grande beauté, son corps fin et blanc et ses yeux gris d’un gris si clair qu’ils semblaient sonder les âmes, tout ceci ne pouvait pas rentrer dans la normalité.
Jamais quelqu’un n’eût pu dire qu’elle était jolie. Jolie signifiait aussi agréable, joyeuse, mignonne.
De tout ces adjectifs pas un aurait pu la décrire.

Maléfiquement belle, lugubrement fascinante, diaboliquement sensuelle, et surtout si cruellement terrifiante… telle était l’humain fantôme qui se présentait à Loch Lurgainn House.

Elle frappa aux lourds battants de bois et attendit plus ou moins patiemment que quelqu'un vienne lui ouvrir.

Elle ne se rendait pas encore compte qu’elle en était arrivée à un tournant de sa vie.

Le hasard avait-il œuvré, ou était-ce encore autre chose ?

[Chambre d'Owen et d'Irvine]

Une fois qu'il eut terminé de s'habiller et qu'il eut rangé ses affaires, Irvine descendit au rez-de-chaussée sa mallette à la main. Il ne savait pas encore trop ce qu'il allait faire aujourd'hui, à part visiter l'église. Il sentit une douce odeur de pâtisserie et de café provenir de ce qu'il avait identifié comme la salle à manger.
Irvine n'avait pas faim et n'avait pas envie de voir des gens pour le moment. Après un court instant de réflexion, il décida qu'une promenade matinale serait beaucoup plus appropriée. Le prêtre avança vers la grande porte quand une série de coups se fit entendre.
Irvine marqua un petit temps d'arrêt avant de reprendre imperturbable son trajet. Il prit la poignée de la lourde porte en bois et l'ouvrit...
Il tomba nez à nez avec un fantôme... du moins le crut-il pendant une courte seconde. Puis il se rendit compte que c'était une jeune femme devant lui. Irvine l'observa de son regard bleu et inquisiteur. De nombreux adjectifs pouvaient qualifier cette jeune femme mais Irvine les oublia tous quand il vit le regard gris de la jeune femme.
Le regard, miroir de l'âme... Irvine resta immobile fasciné par ce qu'il découvrait dans ce regard, incapable de le décrire.
Le temps sembla se figer autour de lui et ce qui dura à peine une paire de secondes sembla durer une éternité.
Lorsqu'il réussit finalement à sortir de cet état de fascination, il articula de sa voix grave et sans émotion quelques mots :

"Bonjour... que désirez-vous ?"

Phrase aussi courte que sans intérêt mais après tout, il avait ouvert la porte et il se devait de dire quelque chose. Mais Irvine espérait surtout que cette apparition fantomatique serait aussi intéressante que ce que son regard le laisser imaginer.

Après ce qui lui sembla une éternité quelqu'un vint lui ouvrir. Lyria le dévisagea un instant de ses yeux gris, semblant scruter aux fin-fonds de son âme.

Un prêtre... une grimace étira son visage. Elle haissaît les prêtres. Créatures hypocrites qui masquent leurs échecs en faisant croire de faire du bien aux autres.
Hypocrites. Hypocrites comme le Dieu qu'ils vénéraient, Dieu qu'elle n'avait jamais vu agir et auquel elle ne croyait pas du tout. Pourquoi existerait-il une divinité qui aimerait les hommes?

Les hommes étaient un échec, eux aussi. L'humanité. Si Dieu existait vraiment, elle aurait aimé lui en dire deux sur ce sujet.

Les prêtres l'énervaient, en plus. Avec leurs discours moralisatoires qui visent à vous faire sentir coupable.

Ceci dit, ce prêtre qui était devant elle lui semblait un peu plus intéressant. Il y avait quelque chose qui était tout le contraire de la bonhomie dans la haute silhouette noire. Et peut-être aussi dans son esprit, du moins au vu de l'effet qu'elle semblait lui avoir fait.

Stupeur, effroi, étonnement, fascination... les facettes d'émotions qu'elle générait ne sortaient jamais de cette liste-ci.
La voix ne lui déplut pas. Elle n'aurait pas supporté un prêtre mielleux, comme père Navetough de la prison de Glasgow.

"Lyria... regardez en vous, vous y trouverez quelque chose au-delà de la méchancheté... je sais que vous avez quelque chose de bon en vous."

Elle avait ri à ces mots, un rire méchant et métallique qui ne laissait présager rien de bon.

Et elle riait encore, de ce même rire lugubre, après la question du prêtre.

Elle aurait aimé sortir une phrase à effet... mais elle se résigna. Elle avait adopté une ligne de conduite, elle voulait profiter de cet endroit qui lui semblait si parfait...
Elle réfléchit longuement à la réponse qu'elle allait donner, jusqu'à aboutir en un banal:

"Je n'en ai aucune idée."

La suite ne fut aucunement banale, cependant.

"Du sang frais peut-être? Que croyez-vous? Ai-je l'image du démon?"

Elle rit encore, soudainement joyeuse. Elle ne savait ce qui la mettait dans cet état. La liberté, sûrement.
La sensation de pouvoir recommencer. Elle reprit encore à parler, démentant d'un ton faussement léger les paroles prononcées peu avant.

"Mais pour le moment, je me contenterai de savoir qui réside dans ce manoir."

Un instant Irvine pensa que l'apparition allait disparaître mais non elle resta bien là bien réelle. La question d'Irvine la fit même rire, un rire qui allait de pair avec ce que le prêtre avait vu dans son regard.

Puis vint sa première réponse, Irvine songea à une réponse mais avant d'avoir pu la formuler, la jeune femme prononça d'autres paroles. Les mots de sa phrase "sang" "démon" avaient été automatiquement filtré par l'esprit d'Irvine et commençaient à former une trame dans son esprit d'enquêteur.
Irvine ne laissait rien paraître de ses mécanismes mentaux et se contenta de répondre d'une voix toujours aussi lugubre et atone.

"Qui sait ce à quoi ressemble les démons et à ma connaissance ils ne se repaissent pas de sang."

La fine bouche d'Irvine s'étira de quelques millimètres formant un très court instant un semblant de sourire, puis le visage de marbre reprit sa place.
Il s'avança dans l'encadrement de la porte et passa à côté de la jeune fille quand elle posa finalement une question intéressante.

"Sur ce point, je peux vous aider. Le maître de cette demeure se nomme Lain Chattan, il vit ici avec sa femme et une jeune enfant, ainsi qu'une poignée de domestiques."

Irvine tendit son long bras vêtu de noir en direction de l'intérieur, montrant la direction de la salle à manger de son long index osseux.

"Le petit déjeuner est servi dans cette pièce, vous y trouverez peut être le maître de la maisonnée. Quant à moi, je vais faire une promenade matinale. Donc à part si je peux encore répondre à une de vos questions, je vais vous laisser."

Irvine fit quelques pas à l'extérieur et s'arrêta attendant une éventuelle réponse.

"Je n'en suis pas si sûre."

Une phrase, quelques mots, pouvant se référer à tout ce que le prêtre avait dit. Elle était restée à l'écouter presque sagement, attendant les réponses à ses questions.

Ainsi il ne semblait ni choqué ni pour le moins troublé... étrange...

Si. Ils s'en repaissent

Elle tint la considération pour elle-même, cependant.

Elle se passa une main dans les cheveux, replaçant la masse soyeuse et sauvage du mieux qu'elle put.

Une jeune enfant... et à ce qu'elle croyait comprendre, il ne s'agissait pas de la fille de ce couple. Un couple écossais, au vu du prénom du mari. Ecossais et superstitieux ? Un sourire vint encore une fois raviver son visage. Cela serait tout simplement parfait...

Mais voilà qu'il lui indiquait d'entrer. Oh, non pas qu'une incursion lui déplaise mais ce n'était certes le comble de la bienséance...
Entrée théâtrale ? Une sage famille avalant leurs muffins de travers ?
Oh oui, cela risquait de lui plaire.

"J'ai beaucoup d'autres questions... mais je vais vous les épargner pour le moment."

Pas un merci pour les informations. Elle doubla le prêtre et se faufila à l'intérieur. La longue robe couleur de neige qu'elle avait trouvée allait jusqu'à terre, faisant un bruit étrange au contact du sol. Ses yeux clairs regardaient un point sans intérêt sur la paroi pendant qu'elle avançait. Elle le fixait avec une étrange insistance, semblant se focaliser sur ce détail inintéressant.

Le bruit de ses pas, étouffé, était répercuté par un léger écho.

[La Salle à Manger]

Irvine regarda la fascinante jeune femme entrer dans la demeure sans un regard en arrière. Aux vues de la situation Irvine se dit qu'il serait peut être... intéressant de rester plus longtemps dans le manoir.
Quand elle fut hors de vue, il reprit sa promenade et prit la direction du jardin d'un pas calme tout en observant attentivement tous les détails architecturaux de la maison. Irvine avait besoin d'être un peu seul pour faire le point sur la situation et ses futures actions.

[Le jardin]