Le Kiosque à Musique

[Le Rez-de-Chaussée - La Salle à Manger]

Sans même réfléchir, Owen traversa le hall, poussa la porte et se retrouva sur le perron. L'air frais s'engouffra dans sa barbe, sous ses manches, dans ses narines... Il inspira profondément. Il avait l'habitude de sortir sur le pont dès son dîner achevé. Les chants de ses hommes dans la cabine s'atténuaient, et il allait rejoindre les malheureux désignés de garde pendant le repas. "Alors moussaillon, comment va-t-on ?" tonnait-il d'une voix à vous réconforter un noyé.

« Alors moussaillon, comment va-t-on ? » murmura-t-il à un bosquet de lavande.

Il referma doucement la porte d'entrée, et partit à grands pas dans la première allée qu'il vit, les mains fourrées dans ses poches. Dans le silence de la nuit, les odeurs semblaient décuplées... Les parfums des diverses fleurs qu'il dépassait embaumaient ses narines, mais Owen n'aurait su les différencier. Ses pas vifs le conduisirent à une petite gloriette, ou un pavillon, ou une tonnelle, ou peut-être un kiosque... Les nuances lui échappaient.

Dans tous les cas, il s'agissait d'une perle de romantisme. Même en ne distinguant que vaguement l'architecture, il devinait que le coin était plaisant. Il gravit les petites marches qui y menaient, et se plaça sous... l'édifice. Il s'appuya sur l'une des colonnes. La bise était fraîche, la nuit calme. Quelque part par là-bas, une Dinah Windfield essayait peut-être bravement d'engager une conversation dispersée avec des êtres renfermés... Il sourit. Drôle de soirée...

Le Capitaine sortit sa pipe de sa poche, et la bourra. Une flamme brilla un instant, éclairant pour personne les petites blessures pointues. S'était-il inconsciemment réfugié sous un abri ? Il souffla l'allumette et, après réflexion, fourra le petit morceau de bois calciné dans sa poche. Il tira avec plaisir une longue bouffée de tabac. Ses pupilles dilatées par la nuit se tournèrent vers le manoir. Diable de demeure qui renfermait tant de mystères... Il se rappela soudain qu'il devrait partager sa chambre. Avec qui ? Il s'imagina en copropriété avec chacun des habitants qu'il avait croisé, et rit. Entre sa pipe, le rire résonna un bref instant sous le kiosque, puis s'éteignit. Le silence qu'il avait brisé semblait lui reprocher cette réaction trop... humaine. Troubler la quiétude de Loch Lurgainn House, était-ce un crime ?

[l'Office]

L'air frais de la nuit lui fit du bien. Les joues de Nuala reprirent un peu de couleurs. Son départ aussi soudain que son arrivée allait peut-être étonner les autres. Ils attribueraient sûrement sa fuite à la vue du sang. Et ils auraient raison. Une faible femme, penseraient-ils. L'idée qu'on puisse la prendre pour une précieuse l'indifférait. Elle ne les reverraient sûrement jamais.

Le malaise disparaissait peu à peu, au fur et à mesure que Nuala progressait dans le jardin. Ses tempes qui s'étaient mouillées de sueur se rafraîchissaient à la légère brise qui soufflait. La jeune femme s'arrêta. Ses idées noires ne la quitteraient donc jamais ? Quel était le juste milieu entre oublier et garder en mémoire ? car elle ne voulait pas oublier, non, pas complètement oublier...

Nuala aperçut alors une petite lueur, pas très loin d'elle, sur la gauche. Une petite flamme fugitive, comme un signe. Un phare pour guider les navires en perdition. La comparaison la fit sourire. Elle obliqua vers la gauche, trouva un petit chemin parmi les petits buisson d'herbes odorantes et les grandes fleurs en tiges.

Elle s'approchait d'un petit kiosque à musique, semblait-il. Une odeur de tabac flottait dans l'air. Elle inspira à pleins poumons. Il y avait la même odeur dans le bureau de Lawrence lorsqu'elle y pénétrait en cachette...

Un buisson frissonna sur sa droite. Ou du moins le froissement qui l'avait agité sembla l'éveiller un instant à la vie. Un animal nocturne ? Owen haussa les épaules en tirant une nouvelle bouffée de tabac. Après tout, il s'en fichait pas mal... Mais le bruit persista, semblant se rapprocher de lui. Perçant la nuit d'un regard acéré, le Capitaine balaya les alentours à la recherche d'une quelconque bestiole qui profitait de l'obscurité pour vaquer à son aise... Devant son incapacité à voir quoi que ce fut, Owen s'accroupit lentement même si cela ne servait à rien. L'odeur si particulière de la terre humide du soir ne se faufila que mieux dans ses narines. Il fouilla à nouveau du regard les herbes alentour. Fichtre, il se cachait bien l'animal !

C'est alors que, tout près de ses oreilles en éveil, il reconnut le froissement... d'une étoffe. Il effectua, toujours au ras du sol, un quart de tour sur sa gauche. Il ne pouvait plus prétendre ne pas la voir maintenant, elle était si proche...

La femme qui se tenait à quelques pas du kiosque était grande. Une longue robe claire soulignait sa silhouette fine. Son cou, long et blanc, ressortait dans la nuit. Au contraire, ses yeux et son front étaient mangés par un noir profond. Désarçonné face à cette apparition, Owen songea enfin à se relever. Prenant conscience de son long silence tandis qu'il l'observait, il lui offrit son plus beau sourire, la pipe coincée entre ses dents. Il enfouit ses mains dans ses poches.

« Cette demeure me réserve bien des surprises, décidément. Voici que m'apparaît une dryade pendant que je cherche un quelconque hérisson... Non, plutôt un lièvre par ici... » rectifia-t-il après réflexion. « Owen Burnett, enchanté. Vous vivez ici ? »

Un homme était déjà sur les lieux. D'une carrure imposante, c'était tout ce qu'elle pouvait voir dans la position où elle était. Ou plus exactement dans la position dans laquelle se trouvait l'homme. A quatre pattes dans les buissons, il cherchait manifestement quelque chose. Nuala hésita à signaler sa présence par un toussotement discret. Finalement elle préféra rester immobile, sachant que l'homme ne tarderait pas à la découvrir. Les bras le long du corps, son sac à la main, son long manteau ouvert sur sa robe claire, elle observait l'inconnu avec curiosité.

L'homme ne tarda pas à la découvrir, comme elle l'avait prévu. Il se retrouva nez à nez avec l'ourlet de sa robe après un quart de tour précis. La situation était cocasse et fit naître un sourire sur les lèvres de la jeune femme. Celle-ci riait très rarement. On la pensait souvent insensible au monde extérieur. Son sourire lui tenait lieu de rire, tout simplement.

L'homme qui lui faisait face - un marin d'après sa tenue - fumait la pipe. Lawrence ne fumait que de fines cigarettes blondes. Le parfum en était d'ailleurs différent, après reflexion.

"Je ne suis pas une nymphe, monsieur Burnett...et je n'habite pas ici, non, pas ici."

Elle ressera les pans de son manteau et sourit à nouveau.

"Je m'appelle Nuala Barlow. Je suis de passage en Ecosse. J'ai eu un accident de voiture, sur une petite route, par là-bas. expliqua-t-elle en déisgnant vaguement l'horizon. L'important n'était pas de situer le lieu. On m'a aimablement accueillie ici. Je repartirai sans doute demain matin."

Non, Nuala ne souhaitait pas s'éterniser dans ce trou perdu. Trop humide à son goût.

"Et vous-même ? A quel heureux hasard devons-nous cette rencontre ?"

Nuala ne savait si c'était particulièrement un heureux hasard, mais elle aurait pu tomber plus mal. Elle avait un lit pour la nuit et, pour le moment, un compagnon à qui parler. Assez sympathique d'ailleurs, au premier abord.

C'était étrange cette faculté qu'avaient certaines personnes de modifier l'espace qu'elles pénétraient. Nuala était de celles-là. Elle n'envahissait pas l'espace, elle ne s'y perdait pas non plus... Elle était là, c'était normal, et sa présence modifiait pourtant les flux de l'air.

*Aimablement accueillie, vraiment, en la faisant dîner à l'office et en la présentant comme une perdue d'esprit ? Humf...*

Owen avait peu l'occasion de parler à une femme. En fait, c'était même extrêmement rare. Alors deux dans la même soirée... Nuala paraissait plus calme, plus éthérée, plus mystérieuse que Dinah. Ce simple geste vaporeux qu'elle avait eu pour désigner l'horizon invisible... A quel heureux hasard ?

« Je suis moi-même de passage. »

Il marqua une pause. Comment justifier sa présence chez les Chattan ? Comment expliquer son pèlerinage solitaire sur la lande ? Comment expliquer cet attrait soudain pour un manoir abandonné ?

« J'errais seul, promenant ma plaie... Là où la brume vague évoque un grand fantôme laiteux se désespérant... Quand je suis tombé là. »

Il rit. Évidemment cela n'avait rien de spécialement drôle de plagier Verlaine, mais c'était ainsi. On ne maîtrise pas un rire.

Ainsi donc, Mrs. Barlow voyageait seule. En voiture. Sur la lande. Le soir. Une femme de tête, sans aucun doute. Non, plus il y pensait, et moins Nuala lui évoquait une nymphe. Tout compte fait, il émanait d'elle une force bien présente, bien que floue.

« Un accident de voiture dites-vous... Vous avez pu vous faire dépanner ou vous voulez un petit coup de main ? Demain matin, bien entendu... Il y a des dégâts ? »

Il ne songea même pas à se reprocher ce matérialisme soudain. Les vers étaient loin, à présent. Il y avait eu accident, et bien il s'agissait sans tarder d'évaluer les dégâts pour prendre une décision.

*Fermez les portes étanches*

"...et l’épais linceul des ténèbres vint noyer les suprêmes rayons du couchant dans ces ondes blêmes... Vous citez Verlaine bien à propos M. Burnett."

Comme pour confirmer ses paroles, le soleil au loin s'enfonçait dans les vapeurs de l'horizon. Le capitaine Burnett - Nuala ne savait pas s'il était vraiment capitaine, mais il serait commode ne le nommer ainsi - s'avérait tout à fait fréquentable songea la jeune femme avec humour. Quelqu'un qui pouvait citer Verlaine de mémoire était courant. Mais le citer parfaitement au bon moment était plus délicat...

"C'est très aimable à vous. Non, la lande n'est pas très fréquentée le soir, ma voiture est toujours sur le bord de la route. La manivelle tourne dans le vide, c'est tout ce que je peux vous dire. Je dois avouer que la mécanique n'est pas mon domaine de prédilection !"

Le capitaine avait une personnalité étonnante. Passer de Verlaine à la mécanique ! Oui, cet homme avait les pieds sur terre.

"Ma malle est restée dans la voiture, ajouta-t-elle après un temps de réflexion. Elle ne craint pas grand chose je suppose. Cela attendra bien demain."

Si elle devait partager sa chambre, elle pourrait peut-être être dépannée par sa compagne pour la nuit.

Monsieur Burnett était lui aussi de passage. Cependant, il avait dû dîner avec leurs hôtes puisqu'elle ne l'avait pas vu à l'office. Il pourrait sûrement la renseigner un peu.

"Avez-vous rencontré les maîtres de maison ? Je n'en ai pas encore eu l'occasion."

Abandonner sa malle toute une nuit sur la lande relevait du courage. D'autant plus pour une femme. A vrai dire, il voyait mal Dinah Windfield en faire autant, mais évidemment il n'avait pas beaucoup d'autres exemples.

« Si la manivelle tourne dans le vide, c'est la mécanique qui est cassée voyez-vous, c'est peut-être le piston qui... »

Owen s'interrompit. Même s'il avait rarement eu l'occasion de monter dans une automobile, la mécanique n'était pas très compliquée à comprendre, et en s'y étant intéressé vaguement, il avait assimilé le fonctionnement de l'engin. Et même s'il n'avait qu'une expérience limitée de la gent féminine, il se doutait que Nuala se préoccupait peu des rouages de son véhicule, tant que celui-ci la conduisait là où elle le désirait. D'ailleurs n'avait-elle pas dit que la mécanique ne la passionnait guère ?

« Enfin bon, j'y jetterai un coup d'oeil demain matin, si vous le voulez. » promit-il.

Son offre ne serait pas de refus, selon lui. En fait, il voyait mal Mr. Chattan retrousser ses manches et glisser ses doigts pâles dans le moteur. Ni le jeune blessé. Encore moins la petite servante. Bref, il semblait être le seul homme de la maisonnée à pouvoir résoudre ce genre de problème, et il le ferait de bon coeur.

Lorsque Nuala évoqua les maîtres de maison, l'ombre d'un sourire passa sur le visage d'Owen. Cependant il s'agissait de faire preuve de neutralité et de politesse. Non qu'il eût l'intention de médire de ses hôtes, mais peut-être d'être quelque peu trop... engagé.

« Oui tout à fait, j'ai eu ce plaisir. Nous sommes ici chez les Chattan, frère, soeur et pupille. Ils semblent vivre un peu... isolés, voyez-vous, l'arrivée de tout ce monde les bouscule. »

Il confia ces maigres renseignements sur un ton plus bas. Soudain il lui sauta aux yeux que la jeune femme qui lui faisait face ne se promenait peut-être pas comme lui, en traînant son âme solitaire entre les buissons parfumés. Avec son sac, qui plus est. Ne lui avait-on pas assigné de chambre ? S'était-il passé quelque chose à l'office ? Il fronça légèrement ses sourcils broussailleux dans un signe d'attention, mais se refusa à lui demander pourquoi elle était là. Il avait suffisamment d'expérience en tant que chef pour savoir que les confidences ne doivent jamais être forcées.

Il écarta les mains comme pour embrasser le lieu où ils se trouvaient, désignant le kiosque fleuri.

« C'est terriblement romantique ici, non ? Il ne manque que le violon, le rayon de soleil rougeoyant et le rendez-vous secret... »

M. Burnett avait l'air de s'y connaître en mécanique. Elle avait de la chance. Elle aurait pu s'adresser au jardinier du domaine, mais comme celui-ci ne s'était pas proposé... Nouveau sourire en guise de remerciement.

"Vous me rendez un grand service, je me demandais justement comment me sortir de ce mauvais pas. Je ne peux joindre personne : il n'y a même pas de téléphone, dans cette maison."

Les Chattan...vivre isolés... Effectivement ! Mais quel attrait pouvait donc avoir une vie passée entre le ciel et la lande, sans âme qui vive aux alentours ? Une vie emplie de petites habitudes comme le sous-entendait le capitaine. "...l'arrivée de tout ce monde les bouscule. » Quelles choses détestables que les habitudes quand elles conditionnaient toute une vie...

« C'est terriblement romantique ici, non ? Il ne manque que le violon, le rayon de soleil rougeoyant et le rendez-vous secret... »

Voilà que le capitaine repartait dans une envolée lyrique ! La mécanique était déjà loin...

"Nous aurions du mal à trouver un rayon de soleil rougeoyant ici, monsieur Burnett ! Avec une telle brume, il doit rarement y avoir un coucher de soleil digne de ce nom..."

Les couchers de soleil... Combien en avait-elle admiré ? Les crépuscules égyptiens étaient si particuliers, si différents de ceux d'ici... L'atmosphère si mystèrieuse qu'ils installaient ne se retrouvaient nulle part ailleurs. Leur régularité était rassurante, c'était comme l'achèvement d'un cycle qui recommencerait après la trêve de la nuit. Le soleil qui se levait sur Le Caire était toujours neuf, les anciens l'avaient bien compris...

Il vint alors à l'idée de Nuala que le capitaine avait - en tant que tel - certainement beaucoup voyagé. Peut-être même jusque là-bas...

"Oui, les plus beaux couchers de soleil sont Egypte, vous pouvez me croire...Connaissez-vous l'Egypte monsieur Burnett ?"

Elle ressentait décidément le besoin d'en parler, ce soir. La subite crise d'angoisse suite à l'incident de l'office, ou bien simplement l'éloignement prolongé de la terre d'asile...

Les couchers de soleil... Combien de couchers de soleil avait-il admirés ? Combien depuis ses 14 ans ? Presque tous. Il ne savait pas s'ils étaient plus beaux en Egypte qu'ailleurs, mais il savait que ce spectacle ne le décevrait jamais. Au-delà du cliché, les quelques minutes pendant lesquelles l'astre disparaissait avaient quelque chose de magique. Malheureux celui qui méprise ce moment-là. En mer, Owen avait eu droit à des couchers de soleil hors du commun.

Quant à sa jeune interlocutrice, elle avait son idée bien précise. Il y avait eu de la mélancolie, voire une certaine rancoeur, lorsqu'elle avait dénigré l'Ecosse et loué le pays des pharaons. Et dans sa question, le Capitaine perçut une attente, un profond cri du coeur qui demandait à sortir.

Owen néanmoins prit son temps pour répondre. Oubliant la présence de Nuala, il craqua une nouvelle allumette pour rallumer sa pipe refroidie, et tira quelques bouffées de tabac distraitement, ses pensées tendues vers l'Egypte. Oui, il avait mouillé de nombreuses fois par là-bas, à cause notamment des liens particuliers entre l'Angleterre et ce pays. Ce dont il se souvenait ? De l'agitation. Un peuple qui grouillait, des rues bruyantes et colorées, un soleil éclatant.

« Je connais, je connais... Non, pas vraiment. C'est là le paradoxe du marin, qui doit se contenter des côtes... J'ai jeté l'ancre une bonne poignée de fois à Alexandrie bien sûr, Damiette, Port Saïd, El Arish... »

Il fuma un instant en silence, ressassant ses souvenirs. Une curieuse sensation s'était installée quelque part entre son estomac et son coeur. La mer. Elle lui manquait terriblement. Il était son fils, comment avait-il pu l'oublier ? Le pont lui manquait, le gouvernail lui manquait, la rudesse de ses matelots lui manquaient, ses crises de colère contre une manoeuvre mal faite lui manquaient, et les flots, les flots... Le balancement des vagues, les embruns, le mugissement d'une tempête lointaine...

Il chassa brusquement ces pensées.

« Alors comme ça vous nous venez d'Egypte... Comment est-ce réellement, là-bas ? » demanda-t-il presque avidement, oubliant qu'il s'en était approché.

Un enfant qui avait besoin qu'on lui raconte des histoires de pays lointains. Avait-il si peu changé ?

La simple mention de ces noms de ports égyptiens que venait de citer le capitaine suffit à apaiser Nuala. Si Owen n'avait pas eu l'occasion de découvrir plus loin que les proches alentours de chaque port, il n'était cependant pas nécessaire de s'aventurer plus avant pour voir l'Egypte telle qu'elle était : colorée et vivante.

Mais ce n'était qu'une facette du pays, bien sûr. La terre des pharaons était plus complexe que cela, et bien trop subtile et contrastée pour être contée en peu de mots. Nuala sa rappelait qu'elle-même avait mis des années à l'apprivoiser...et elle n'en avait pas fini. Elle n'en aurait jamais fini, et c'était peut-être cela qui l'attirait...

"Je vis au Caire. Peut-être connaissez-vous, si vous avez déjà remonté un peu le Nil. C'est si différent des villes européennes... des rues grouillantes de monde, c'est ce qu'on voit au premier abord. Mais quand on y regarde de plus près...les marchands de fèves, de gargoulettes...les pâtisseries orientales, les conafas qui voisinent les tarbouches...des vendeurs de sirop, de limonade, de fleurs, d'oranges...et puis des enfants, des enfants partout ! Les boyaguis, les petits cireurs de bottes..."

Nuala était lancée. Il ne lui en avait pas fallu beaucoup, une vague invitation à raconter, et la voilà qui s'emballait. Son interlocuteur lui-même était devenu invisible à ses yeux. C'était lui qu'elle regardait, mais c'était sa ville qu'elle voyait.

"Et à côté de ça, le Nil, le Nil qui coule, imperturbable. Et sur le fleuve, les bateaux de croisière qui glissent paresseusement."

Nuala sortit de son songe et fixa le capitaine, cette fois-ci en lui prêtant toute son attention.

"Il y a un curieux contraste, pour le touriste européen en voyage au Caire, entre la vie "à l'européenne" sur le fleuve, et la réalité de la vie des habitants. Mais le tout se marie bien, sous le ciel bleu électrique et la poussière des rues..."

Nuala était une excellente conteuse. Involontairement, sans doute, mais d'autant plus talentueuse. Tandis qu'elle évoquait son pays d'accueil, Owen l'observait. Les yeux de la jeune femme s'étaient brouillés et, bien qu'elle tournât la tête en sa direction, il perçut immédiatement qu'elle était loin. Là-bas, en Egypte, au milieu de tout ce qu'elle dépeignait.

A cause de ses mots précipités, de ses évocations disparates et justes, Owen imagina combien l'Ecosse devait lui peser. Quelle morosité, quelle grisaille après la vie et la chaleur ! Lui, c'était différent. Son pays, c'était l'océan. Il pouvait barouder aux quatre coins du globe, il restait en terre connue - façon de parler - du moment qu'il avait un pont sous les bottes et des embruns en plein nez. Et il lui suffirait de marcher droit devant lui pour se retrouver chez lui. Dans quelques heures s'il le voulait.

Tandis que Nuala, elle, n'était pas là de son plein gré, c'était évident. Il la plaignit. Il plaignait tous les gens qui se pliaient aux exigences quotidiennes qui les obligeaient à faire ce qu'ils ne voulaient pas faire et à être là où ils ne voulaient pas être. Lui ne vivait que par cette liberté qu'il ne ressentait qu'en pleine mer.

Quand Nuala évoqua les bateaux de croisière sur le Nil, il fronça les narines - oh, si peu ! - dans une petite moue de dédain. Mais après tout, n'est-ce pas, il fallait bien que les petites dames et les petits messieurs bien habillés se payent du bon temps. Mais quel plaisir pouvait-on retirer à voyager enfermé dans une salle à manger gigantesque pour les trois quarts du temps ? Owen se reprocha son manque de compréhension. Enfin non, il ne se le reprocha pas vraiment... Disons qu'avec la voix de sa conteuse, il pouvait presque comprendre qu'on visite ainsi un pays dans un bocal à sous. Presque.

Lorsque les mots s'évanouirent dans la nuit, le Capitaine avait les yeux brillants et la bouche vaguement souriante. Il hésita à rompre le charme de l'évocation.

« Je ne connais pas Le Caire, non, je sillonnerai les fleuves dans une autre vie ! »

Il eut un petit rire qui démentait gentiment ses paroles - lui, sur un fleuve ? -, puis se tut. Lorsqu'il reprit la parole, c'était un ton plus bas, et plus honnête aussi.

« Vous racontez merveilleusement bien, Mrs. Barlow... Je passerai bien la nuit à vous écouter, mais je doute que vous soyez aussi enchanté que moi à cette idée... ! Quoiqu'on ne se lasserait pas d'évoquer ce que l'on aime, n'est-ce pas ? »

Brusquement, il se décida à poser cette question qui lui brûlait les lèvres depuis les premiers mots de Nuala. Presque en murmurant. Il fronça légèrement les sourcils et fixa plus intensément la jeune femme qui lui faisait face.

« Pourquoi n'êtes-vous pas chez vous ? »

"Vous êtes donc tout aussi perspicace que moi sur le plaisir des croisières, capitaine ? "

Nuala avait aperçu le fugitif froncement de sourcil d'Owen. Les bateaux de croisière, oui. La jeune femme l'imaginait plus en pleine mer, hurlant des ordres à son équipage sur le pont d'un rafiot craquant en pleine tempête.

Elle eut un petit rire, très léger, fugace. Si léger que l'air n'en gardait pas la trace et qu'on n'était pas sûr, après coup, qu'elle ait vraiment ri.

"Ce sont surtout les voyageurs qui peuvent importuner, continua-t-elle avec un petit froncement de nez. Mais la vie sur le Nil est différente...plus langoureuse... cela dépend du tempérament !"

Il était certain que la capitaine ne s'y plairait pas ! Nuala aussi avait parfois eu du mal à supporter ses compagnons anglais, lors de ces croisières. Ils étaient tellement insupportables d'arrogance et d'ignorance...

" En tous les cas, c'est une autre manière de visiter l'Egypte, et je vous assure que connaître le fleuve, c'est connaître le pays..."

*On ne se lasse pas d'évoquer ce que l'on aime..."

Nuala acquieça en silence.

« Pourquoi n'êtes-vous pas chez vous ? »

La jeune femme eut un petit sursaut, surprise par la question. Il est vrai qu'on ne la lui posait pas souvent. Elle-même n'avait pas de réponse très précise à apporter.

"Je suppose qu'on ne fait pas toujours ce que l'on veut, dans la vie..."

C'était une réponse bateau, passe-partout. Nuala eut un peu honte de la facilité. Elle décida d'être honnête, ce soir.

"Je voyage beaucoup. Pour mon plaisir. Cependant, ma présence en Ecosse n'est pas voulue, vous avez bien dû le remarquer. Mais j'ai dû revenir pour régler quelques affaires importantes qui nécessitaient ma présence. Un héritage, ma mère..."

Toute cette paperasse... Licencier les domestiques. Vendre le manoir. Elle n'était revenue que pour couper les ponts. Définitivement.

"Mais vous-même, capitaine ? Vous n'êtes pas à votre place non plus, sur le plancher des vaches...""

Nuala avait donc décidé de lui attribuer le titre de Capitaine. Après le "monsieur Burnett", c'était apparemment sa nouvelle dénomination... Il applaudit mentalement sa perspicacité. Lain Chattan l'avait deviné aussi, mais lui c'était un peu différent il n'était pas... normal. Tandis que Mrs. Barlow paraissait tirer cette conclusion d'observations bien concrètes. Évidemment, un capitaine de vaisseau se faisait appeler "Commandant" par un curieux paradoxe de la Marine, mais là tout les terriens se trompaient, on ne pouvait pas leur en vouloir... Il était habitué depuis longtemps déjà à réagir sur la terre ferme au nom de "Capitaine" qu'il était. Bref.

Lorsque Nuala déclara qu'on ne faisait pas toujours ce que l'on voulait, Owen dut admettre qu'il n'en saurait guère plus. Les gens étaient incapables de se prendre en charge pour contrôler leur vie, il avait failli l'oublier. Mais, à sa grande surprise, Nuala ne se borna pas à une telle banalité qui, d'ailleurs, ne lui allait pas, mais daigna au contraire répondre clairement. Un héritage ? D'habitude les gens étaient plutôt heureux de ce genre d'évènements... Mais forcément s'il s'agissait de sa mère... Le Capitaine résolut de remettre à plus tard l'analyse des relations psychologiques qui unissaient Mrs. Barlow aux siens, et il respecta le court silence qui avait accompagné la fin de sa réponse.

Mais bientôt l'intrépide Nuala retourna la situation. A une confidence, une confidence...

Il sourit.

« Non, en effet... Mais moi, contrairement à vous, je l'ai choisi. »

Il tira une longue bouffée de tabac avant de reprendre.

« Voyez-vous, cela fait trente-trois ans que je navigue, alors j'ai eu droit à un petit congé... ! »

Il ne releva pas la petite nuance qui existait entre "avoir droit" et "solliciter"...

« Ce n'est pas de tout repos, vous savez, la vie de marin ! On bourlingue, on bourlingue... C'est toute ma vie, la mer. Mais quand vous voyez pointer le premier cheveu blanc, et bien... Vous évoluez. Un peu. La soif n'est pas assouvie, elle est soulagée, calmée. Alors vous vous retournez, et vous avez envie de faire une pause.»

Il eut alors un petit rire pour casser la certaine solennité qui avait accompagné ses révélations.

« Ce n'est qu'une petite parenthèse avant de reprendre de plus belle, je ne suis pas dupe ! »

Il y eut un petit silence à la suite de sa révélation. He oui, sa mère. Tous avaient les mêmes réflexes de condoléances gênées...voire muettes comme pour son interlocuteur. A tout prendre, Nuala préférait cette version. Au moins le capitaine n'avait-il pas l'air autant embarassé que le notaire. Un petit homme nerveux et empressé, tout l'inverse de Burnett.

Lorsqu' Owen insista sur le fait qu'il était ici de son plein gré, par opposition à sa propre situation, Nuala fronça les sourcils. Elle n'avait pas l'habitude qu'on critique, tant soit peu, la manière dont elle conduisait sa vie. Elle qui se targuait justement de vivre comme bon lui semblait ! Mais on n'était jamais totalement libre en fin de compte...

Bien qu'elle sentit instinctivement la sagesse des paroles du capitaine, Nuala ne pouvait la comprendre. Pas encore. Elle était jeune, et pas encore totalement désabusée. Elle avait toute la vie devant elle. Le jour où elle aurait besoin de faire le point n'était pas encore arrivé. Elle le repousserait autant qu'elle le pourrait. Elle ne souhaitait pas regarder en arrière, mais vivre intensément le présent et surtout se concentrer sur l'avenir. Un seul regard en arrière et elle trébucherait certainement.

"L'important est de savoir où l'on va." énonça gravement la jeune femme. "Et puis-je savoir ce que vous comptez faire durant cette "parenthèse" ?"

Owen ne manqua pas de remarquer le froncement de sourcils. Ainsi, Mrs. Barlow avait pris la mouche; simple touche d'orgueil ou, plus vraisemblablement, jalousie de ne pas être, elle aussi, là où elle le voulait ? Pour être tout à fait honnête, Owen dut reconnaître qu'il n'était nullement gêné d'avoir offensé la jeune femme. Selon lui, l'homme - la femme aussi, évidemment - était toujours entièrement responsable de ses actes, y compris donc du fait de se trouver là où il le voulait ou là où on le voulait. Pour résumer, si Nuala était là, c'était de sa faute. Il se reprocha vaguement ce jugement sévère, mais enfin... Les faits étaient là.

Lorsque Mrs. Barlow conclut avec une sagesse austère qu'il importait avant tout de connaître son but, Owen rit. Oh sans ironie, mais d'un rire véritable qui exprimait pleinement ses pensées:

« Au contraire, Mrs. Barlow, bien au contraire ! C'est en croyant savoir là où l'on va que l'on se heurte aux plus cruelles désillusions ! »

Sa gaieté se ternit un peu.

« Pourquoi toujours planifier, prévoir, programmer, organiser, calculer ? La vie ne mène-t-elle pas tout le monde au même but ? Non, non, ne sachez pas où vous allez et vous irez loin. »

Compte tenu de la personnalité de Nuala, le Capitaine estima préférable de ne pas prolonger le silence qui suivait sa dernière phrase. Si cela ne faisait pas de mal de se retrouver confronté à ses propres échecs, il était inutile de le faire trop durement et surtout si rapidement. Il enchaîna donc sur la question de Nuala. "Que comptez-vous faire"... Encore ! Diable, fallait-il mettre à profit chaque instant, rentabiliser chaque minute ? Vaste programme... Mais Owen évita de s'appesantir là-dessus; inutile de froisser excessivement sa par ailleurs charmante compagnie...

« Ah, ma parenthèse... Ma parenthèse se referme bientôt. Voilà quelques semaines que j'erre sur la lande... Je n'en ressens plus le besoin. Et pour tout vous avouer, il me tarde de retrouver mon équipage et mon navire. Je repars à Aberdeen demain, ou après-demain, ou plus tard peut-être... »

"C'est en croyant savoir là où l'on va que l'on se heurte aux plus cruelles désillusions !"

La jeune femme devait donc s'estimer heureuse de ne pas savoir où elle allait ! Ce n'était pourtant pas faute d'essayer !L'organisation, la plus grande manie de Nuala... Elle aimait tout prévoir, savoir à l'avance ses plans pour les jours à venir. C'était presque maladif, ce besoin constant de tout contrôler. Les imprévus étaient parfois agréables, comme son arrivée dans le manoir. Un peu d'aventure de temps en temps, pourquoi pas ? Mais laisser faire le hasard était tellement incertain... Pour Nuala, femme de tête, c'était trop se laisser aller. Mais peut-être devrait-elle réviser son jugement un jour...

"On revient toujours à ce que l'on aime, finalement, dit Nuala en souriant. Je quitte les lieux demain matin. Je ne repartirai d'Ecosse probablement qu'après-demain."

Nuala n'hésita qu'une seconde avant d'ajouter "Nous pourrons faire un bout de chemin ensemble, si vous partez demain... et surtout si cela vous dit."

La jeune femme ne perdait pas le nord. Le capitaine était sensé l'aider à réparer sa voiture le lendemain matin. Elle pourrait donc le déposer à Aberdeen et prolonger ainsi leur entretien - fort intéressant - s'il acceptait l'invitation. Un détour par Aberdeen lui ralongeait à peine la route puisqu'elle se rendait à Edimbourg.

L'invitation laissa Owen pantois. Lui qui avait cru vexer la jeune femme, voilà que celle-ci lui proposait presque timidement de partager son chemin, et lui accordait - honneur suprême d'après ce qu'il avait pu en juger - un sourire. Le Capitaine cligna des paupières plusieurs fois, puis son visage s'épanouit:

« C'est bien aimable de votre part... Et ce serait un plaisir. Ma foi je ne dis pas non. Cependant pour ne pas me contredire en si peu de temps, je vous donnerai ma réponse demain matin ! »

Puéril et impoli.
Owen en était pleinement conscient, heureusement. Son sourire en témoignait.

Devant cette attitude qui, il l'avouait, l'étonnait, Owen reconsidéra d'un oeil neuf son interlocutrice. Elle avait... un sac de tapisserie à la main. Il avait complètement oublié cet élément incongru. A noter également que la jeune femme était fort bien vêtue et risquait de déchirer l'étoffe de sa robe à un quelconque rosier. Par ailleurs, la proposition de Nuala était peut-être en fait un moyen de clore aimablement la conversation. Le Capitaine reprit les choses en main:

« Vous cherchiez sans doute quelque chose pour vous aventurer ici par cette obscurité. Je peux vous aider ? Peut-être vouliez-vous rejoindre votre voiture pour y récupérer... »

Il eut un geste vague de la main dans les airs: de quoi pouvait nécessiter une femme pour une nuit dans une chambre inconnue ? Il ne savait quelle garde-robe...

« ... Quelques effets ? »

Sous-entendu: avez-vous besoin d'une présence masculine à vos côtés pour vous y aventurer ? Diable qu'il était galant ! Il n'en revenait pas lui-même.

Il ôta sa pipe éteinte de sa bouche, la secoua vigoureusement au-dessus du sol puis la fourra sans plus de complexes dans sa poche intérieure. Il releva alors la tête et sourit de toutes ses dents:

« Je vous rassure, vous avez aussi l'alternative de poursuivre votre promenade nocturne sans moi. »

La Capitaine n'avait pas l'air de croire à sa "chance"à en juger par ses clignements d'yeux incrédules ! Le voilà cependant qui s'aménageait un petit délai de reflexion.

"C'est entendu." acquièça brièvement Nuala. "Demain matin."

Peut-être la perspective d'une bonne marche à pied avec sa pipe pour seule compagne lui souriait-elle plus que la route en sa propre compagnie. Idée qui la fit intérieurement sourire (deux sourires sur ses lèvres en une soirée, c'était déjà bien plus qu'il n'en fallait !). Combien d'hommes autre que Burnett se seraient empressés d'accepter l'invitation, trop heureux d'un tel privilège ?

Owen lui proposa alors d'aller jusqu'à sa voiture chercher quelques affaires indispensables pour la nuit. A dire vrai, elle avait déjà résolu de faire sans et d'emprunter peut-être à sa voisine de chambre, mais la proposition la tentait.

"Eh bien...hésita Nuala qui trouvait le capitaine fort galant, si cela ne vous ennuie pas... Une femme a toujours besoin de quelques "effets", je ne ferai pas exception à la règle !" dit-elle sur le ton de la plaisanterie. "Ma voiture n'est pas très loin..."

La jeune femme ne termina pas sa phrase, s'apercevant qu'ils leur faudrait repasser par le pont couvert qu'elle avait emprunté pour venir jusqu'ici. Or à cause de l'incident - hallucination ? imagination ? - qui s'y était déroulé, Nuala redoutait un peu une seconde traversée.

*Tu ne vas pas faire ta précieuse...et puis il y aura le capitaine !*

Cette présence rassurante à ses côtés lui permit donc de ne pas changer d'avis. Elle espéra cependant, sans grand espoir, que le capitaine proposerait une solution...

Le sourire du Capitaine perdura. Son instinct ne l'avait pas trompé... Et de voir que la jeune femme hésitait le renforça dans sa virilité éclatante. Non seulement Nuala avait peur de trop lui en demander -ce qui était en soi charmant-, mais de plus une ombre était passée sur son visage lorsqu'elle avait évoqué sa voiture. Evidemment, dans une telle obscurité sur une lande hurlante... Owen claqua des talons sur le sol mou, et s'inclina brièvement.

« Madame, c'est non seulement un devoir mais aussi un plaisir que de vous y accompagner. »

Ton légèrement solennel, sourire en demi-teinte... Fichtre, ce qu'il s'amusait de peu ! Le Capitaine retira le sac de tapisserie des mains de sa propriétaire avec un brin d'autorité, et offrit son autre bras à Nuala.

« Allons-y. » conclut-il joyeusement.

Aller où ? C'était une autre histoire. Une voiture accidentée, sur la lande. C'était un peu vague, évidemment... Mais Owen était serein. Le seul point noir au tableau restait le pont couvert. Baissant les yeux vers sa main repliée sur la poignée du sac de Nuala, il put voir les petits trous profonds qui témoignaient de son premier passage. Non qu'il eût peur, lui, Owen Burnett, de repasser par là-bas mais... Oui, pour être honnête, il n'en avait pas trop envie.

C'est ainsi que, arrivé face au manoir, Owen ne partit pas en direction du pont, mais emprunta un autre petit chemin qui, il le sentait, était un raccourci. Depuis quand de telles propriétés ne possédaient qu'un seul accès sur l'extérieur ? Hautement improbable. Le Capitaine entraîna donc sa compagne parfaitement au hasard, mais d'un pas conquérant. Nul doute qu'ils finiraient bien par atterrir sur la lande et, par extension, à la voiture de Mrs. Barlow.

[La Lande - Le Tumulus]

Le Capitaine ne perdit pas de temps et prit instantanément les choses en main...au propre comme au figuré. Son sac dans la main, la jeune femme pendue d'autorité à son bras, Nuala ne put que s'adapter aux grandes enjambées de son compagnon.

"Attention au sac ! C'est fragile !!" s'écria la jeune femme, tremblante à l'idée des précieux objets qu'il contenait, à la merci de la grosse paluche ignorante du capitaine.

Mais elle en détourna bien vite ses pensées, trop occupée à caler sa marche avec celle du capitaine qui marchait d'un pas décidé vers une destination bien précise. Car il semblait parfaitement savoir où il se rendait ainsi : ignorant délibérément la route du pont couvert, Owen emprunta avec assurance un autre chemin. La jeune femme ne l'en suivit que plus volontiers, avec le soulagement d'avoir évité le pont. Cahin-caha, l'étrange couple constitué d'un marin à la démarche chaloupé et d'une grande jeune femme trottinant à son bras - Nuala avait bien du mal à imiter les grandes enjambées d'Owen - s'engagea sur un petit chemin bordé de plantes odorantes et de buissons touffus qui serpentait sur le flanc d'une colline. Un spectateur étranger aurait certainement pleinement apprécié le spectacle qu'ils offraient !

[La Lande - le Tumulus]

[Salle à Manger]

Lain avait laissé les jeunes femmes prendre les devants, puis de son pas calme les avait enjoint à le suivre jusqu'au petit kiosque à musique dont il gravit les marches.
Son regard pale scruta les allées et une ride soucieuse barra son front.

Il posa une main gantée sur l'épaule de Coleen qui était venue se placer à son coté, lui communiquant son inquiétude.

"Belig devrait nous avoir déjà rejoints."

Aucun écho dans son esprit, il était seul pour la première fois depuis longtemps et cela le troublait plus qu'il ne souhaitait le montrer.
Cependant, il ne fallait gâcher la joie de l'enfant qui attendait son présent.

Il inclina la tête et un tintinnabulement de clochettes se fit entendre.
Une jolie voiture aux hautes roues tirée par deux double poneys enrubannés s'avança, tenue à la bride par un homme de peine.
Ce n'était pourtant pas là le style de petite cariole que l'on offrait aux jeunes enfants mais plutôt un élégant attelage, fait pour les promenades.

"Vous êtes une demoiselle à présent, et il n'est plus convenable que vous chevauchiez sur la lande comme vous le faisiez jusque là."

D'un geste fluide, l'homme blond invita Coleen à prendre possession de son cadeau.

[Salle à Manger]

Coleen avait délicatement posé son chapeau de soleil sur sa tête sans défaire la coiffure de Moira et noué le ruban sous son menton. Elle n'avait par contre pas pris d'ombrelle. Ce genre d'objets l'encombrait et elle n'aimait guère ne pas avoir les deux mains libres.

Loin de trépigner d'impatience comme l'avait suggéré Lain à Nuala, Coleen avait attendu patiemment Lain et les jeunes femmes à l'entrée du jardin. Ceux-ci ne furent d'ailleurs pas long à arriver.

Marchant calmement jusqu'au petit kiosque, Coleen avait préféré rester au côté de Lain plutôt que de se mettre à la hauteur des femmes. Elle avait remarqué l'inquiétude de son tuteur et son regard qui scrutait les allées.

"Elle devrait oui." répondit-elle franchement. "Peut-être nous rejoindra-t-elle bientôt." hasarda-t-elle.

Rassurer les gens n'était pas son fort et si Lain était inquiet, de son côté, elle ne pouvait avancer le genre de phrases affirmatives qui se veulent réconfortantes "Ne t'inquiète pas, elle a probablement quelque chose d'important à faire, elle va venir, j'en suis persuadée !", car ce serait certifier une chose dont elle n'était pas sûre. D'autant plus que Belig était imprévisible.

"J'espère qu'elle va bien." dit-elle enfin. Au fond d'elle, Coleen aurait aimé que Belig soit là au petit déjeuner et lorsqu'elle recevrait son cadeau d'anniversaire mais elle n'en dit rien.

Un son de fines clochettes lui fit tourner la tête et la jeune fille vit alors apparaître une splendide carriole tirée par deux petits chevaux aussi pomponnés que Dinah. Coleen sourit légèrement et détacha son regard de l'attelage pour regarder son tuteur.

"Merci Lain, c'est un magnifique cadeau."

Et c'était la vérité. Elle appréciait ce présent à sa juste valeur et était reconnaissante envers Lain qui avait dû se donner du mal pour lui préparer cette surprise. Cependant, quelque chose la chagrinait. Chevaucher sur la lande, comme il le disait, sur le dos de son étalon était un de ses passe-temps favoris et le fait que ce ne soit "plus convenable pour une demoiselle" l'ennuyait fortement. De plus, elle savait déjà que Doineann refuserait catégoriquement d'être attelé à pareille voiture. Et jusqu'à présent, elle n'avait jamais eu besoin de se justifier pour se retrouver seule avec son cheval...

La jeune fille hocha la tête poliment et s'approcha de la carriole pour l'admirer de plus près avant de monter dedans, aidée de la main de l'homme blond.

[Salle à manger]

Dinah avait naturellement suivi le mouvement. Elle adorait les petites fêtes d'anniversaire comme cela, si simples, si pastorales, si charmantes, vraiment.

Assez rapidement, elle s'était mise à boitiller parce que malheureusement ses chaussures n'avaient sans doute pas le même goût qu'elle pour le pastoral et s'accommodaient mal du gravillon des allées.
Mais rien ne pouvait altérer son humeur joyeuse. Elle n'écouta pas vraiment les discours de Lain et Coleen sur la troisième personne qui manquait (que cela était dommage toute fois, manquer une si jolie matinée...) distraite par un vol de linottes.

Toute son attention fut de nouveau captée par la scène principale lorsque la carriole arriva dans un tintement léger. Mais cela était merveilleux !

"Oh mais que voilà une attention charmante Monsieur Chatterton ! C'est un cadeau d'un goût parfait pour une jeune fille ! Je veux dire bien sûr qu'une femme peut parfaitement monter à cheval comme un homme, n'est-ce pas ? Mais c'est tellement plus agréable et joli que d'être dans une carriole..."

Extatique, Dinah repensait à celle qu'on lui avait offerte pour ses 7 ans. Quel souvenir merveilleux...

"Et quel charmant petit ruban vous avez trouvé là, Monsieur ! Vraiment, vous avez un goût merveilleux..."

[Salle à manger]

Nuala marchait à la même hauteur que Dinah, tandis que leur hôte et sa pupille les devançaient.

Le léger boitillement de sa voisine lui aurait inspiré un peu de compassion s'il ne lui avait rappelé l'état déplorable de ses propres chaussures, malmenées par la promenade de la veille et les vieilles pierres du tumulus (sans compter la chute dans l'eau croupie).

Lain Chattan avait stoppé le petit groupe près du kiosque à musique. Nuala en profita pour jeter un regard furtif à ses chaussures, mais préféra aussitôt le détourner pour considérer le ciel radieux de ce début de matinée. La journée s'annonçait superbe.

La jeune femme, le nez en l'air, fut tirée de sa contemplation par les exclamations enthousiastes de Dinah, plus que par le tintement des clochettes de la carriole. Cette jeune femme était positivement charmante, quoique sa voix ait une fâcheuse tendance à grimper dans les aigus...

Mais on pouvait pardonner à Miss Windfield son exaltation, justifiée par le somptueux cadeau que faisait Lain Chattan à sa pupille. Ce n'était pas une carriole, mais une véritable voiture, et tirée par quatre poneys, pas un de moins !

La jeune Coleen manifestait son plaisir avec plus de sobriété que Dinah, mais il était manifeste que le geste de son tuteur l'avait touchée. Encore qu'elle eut l'air, l'espace d'un instant, un peu contrariée. Peut-être à l'idée de ne plus pouvoir monter à cheval aussi librement qu'auparavant ? ou plus encore par le fait qu'il n'était pas "convenable" pour une jeune fille d'agir ainsi ?

"Votre pupille est gâtée, c'est un très beau présent M. Chattan !"

Cependant leur hôte ne semblait pas tout en entier au plaisir de voir la jeune fille apprécier son cadeau. D'après ce que Nuala avait pu entendre, il manquait encore une personne, sûrement de la famille, qui aurait rendu à M. Chattan et à Coleen cette journée d'anniversaire pleinement agréable.

"Attendons-nous quelqu'un M. Chattan ?"