Sinead Haight - Traversée contemplative

Crrrrrr, crrrrr... Sous les pas de Sinead, ce qui devait être un grincement en temps normal n'était qu'un bruissement, un son froissé de bois ancien. Outre sa minceur particulière, elle avançait si lentement sur le pont qu'on eut pu croire qu'elle hésitait.
Pourtant, ce n'était pas le cas.

*Si joli...*

La tête renversée en arrière, les yeux fixés vers la toiture, elle observait celle-ci avec un regard avide, comme si elle avait voulu inspirer un suc bizarre. Elle n'avait pas vraiment l'habitude de ce genre d'endroits - un pont couvert, tout de même, c'était inhabituel pour peu qu'on ne fréquente pas régulièrement manoirs et châteaux. Elle finit par s'arracher à la contemplation dudit pont et passa la tête par l'une des ouvertures qui, pourvu que l'on s'y penchât suffisamment, laissait voir les eaux vertes du lac. Elle se baissa pour ramasser l'une des feuilles mortes qui jonchaient le sol boisé et la lança dans l'eau. Après tout, son père étant encore occupé pour plusieurs heures, elle avait tout son temps. Sinead regarda un moment la feuille tourbillonner sur l'étendue liquide et eut un sourire. L'une de ces expressions, ni exaltées ni particulièrement agitées, qui la faisaient ressembler à la jeune femme qu'elle était. Un sourire de contentement simple, serein.
Elle se décida finalement à changer d'occupation - elle n'avait tout de même pas toute la journée - et se détourna de la fenêtre à regret. Reprenant son chemin à petits pas, elle songea brièvement que le manoir, après tout, pouvait bien être occupé. Un rire, puis une moue légère. Toutes ces histoires de villages finiraient tôt ou tard par lui monter à la tête !

Alors que la jeune femme se décidait à reprendre sa marche, une voix d'enfant perça la douce pénombre due au contre-jour qui régnait sous le pont.
Plus qu'une chanson, elle semblait énumérer des objets, une petite comptabilité surréaliste.

"Une pomme rouge, une rainette, un mouchoir, un couteau.."

Une pause, un bruit de tissus, quelque chose cogna contre la structure du pont.

".. une bille, un caillou.. très joli."

Un gloussement ravi, un fredonnement sans paroles.

Sinead se figea un instant en entendant une voix percer le silence des lieux. En alerte, les yeux un peu écarquillés, elle fut prise d'une soudaine appréhension à l'idée que, effectivement, l'endroit pouvait être habité. Mais par des personnes bien réelles, peut-être le genre de nobles qui n'hésiteraient pas à la faire poursuivre par des chiens.
Son visage se détendit immédiatement lorsqu'elle s'aperçut qu'il s'agissait non pas d'une réprimande mais d'une comptine pour le moins enfantine, par une voix qui l'était encore davantage. Et puis, de toute façon, elle courrait sans doute bien plus vite qu'une meute de chiens surnourris. Elle gardait un souvenir relativement comique de course-poursuites avec toute sorte de faune, chez elle, dans la lande.

"Eh..." fit-elle doucement.

Faisant quelques pas rapides pour vaincre le contre jour, elle eut un nouveau sourire, amusé cette fois-ci. Quelque chose, alors, heurta brusquement le pont. Elle se pencha à une autre ouverture et plissa les yeux dans l'espoir d'apercevoir l'enfant chanteur. Toutefois, il n'y avait que l'eau, l'eau qui, muette et indifférente à sa recherche, continuait à courir au dessous d'elle.

"Eh... Où es-tu ? Tu te caches ?"

Le fredonnement s'interrompit.
Un bruit d'agitation vers la sortie du pont.
Puis la voix, rendue un peu plus aiguë par l'inquietude.

"Pourquoi je me cacherais, moi, Madame ? Je fais pas de bétises, moi, Madame. Je reste du côté permis, moi, Madame."

Une bille en terre à la couleur écaillée rebondit sur les planches de bois et vint heurter le pied de Sinead.

"Oh zut, alors ! Ma bille bleue !"

Exclamation dépitée à l'autre bout du pont.

Du coté permis ? Sinead, une fois de plus, se troubla. Cette fois-ci, pas de doute, le manoir devait être habité. Et par une famille entière, si on en jugeait par les dires de l'enfant retenu de l'autre coté. Elle imagina un bref instant ce qu'aurait pu être sa vie si ses parents l'avaient contrainte à toujours demeurer chez eux. Cet enfant-ci devait pouvoir jouir d'un domaine étendu, certes, mais tout de même...
Alors qu'elle s'apprêtait à s'avancer pour répondre, un petit objet sembla tomber devant elle et, roulant et se heurtant aux planches de bois, fut stoppé dans sa course par le pied de la jeune femme. L'exclamation désappointée de l'enfant ne lui laissa pas même le temps de s'apercevoir par elle-même de la nature de la petite sphère usée. Elle se baissa derechef et ses doigts fouillèrent les feuilles mortes pour en extraire la bille échappée.

"Tiens... Ta bille bleue"

Elle était bleue, en effet, d'un bleu qui, autrefois, avait dû être plus à même de susciter la fierté qu'aujourd'hui. En fait, on eût dit à peu de choses l'une des billes avec lesquelles elle avait vu les autres enfants du village jouer si souvent. L'idée lui vint alors qu'il était impossible qu'une famille noble habitât Loch Lurgainn House - tout le monde alentours en eût été prévenu. Non, il devait s'agir de gens du peuple. Des gens qui, comme elle, faisaient peu de cas des superstitions et avaient dû profiter de l'effroi des villageois pour investir la demeure sans frais. Sinead sourit à cette supposition plutôt romanesque.
Revenant brusquement à la réalité, elle se mit en marche rapidement, la main tendue, le bois, alors, craquant plus sourdement sous ses pas.

"Tiens !"

En quelques poignées de secondes, elle avait traversé toute la longueur du pont couvert et se trouvait là.
De l'autre coté.

"J'ai pas le droit de parler à des inconnus, c'est ma maman qui l'a dit. Et puis aussi.."

Une hésitation dans la voix enfantine, un bruissement de tissus frotté contre le bois, un fond de culotte sans aucun doute. Le petit devait se trémousser d'impatience et d'inquiétude.

".. On ne doit pas aller sous le pont. Moi je suis juste venu pêcher des tritons. J'ai un bocal plein de tritons, vous savez !!"

La satisfaction et la fierté perçait dans la petite voix à nouveau enjouée.

"Mais ma maman n'aime pas trop cela les bêtes, elle a peur. Ma maman est aussi une fille, vous savez !"

Un rire gloussé se répercuta sous l'abri de bois.

"Oh certainement elle ne voudra pas que je les garde. Je les remettrai à l'eau. Peut-être dans le loch. Est-ce que les tritons aiment nager dans les lochs, dites Madame ?"

Un silence interrogatif, puis le bruit d'une pomme que l'on croquait.

"Mais j'ai une rainette. Elle est en bois et j'ai le droit de la conserver. Heureusement."

Sinead devait à présent être trés prés de déboucher en pleine lumière. Et elle pouvait sans aucun doute voir un garçonnet aux cheveux ébouriffés, une pomme dans une main, un gros bocal tenu sur les genoux, assis tout au bout du pont, qui balançait ses jambes dans le vide en cadence, la blouse à demie sortie de sa culotte courte et ses bas de laine en accordeon sur de grosses chaussures de cuir brun.

Sinead, en effet, venait de déboucher en pleine lumière. Les yeux un instant plissés, elle distingua rapidement la petite silhouette de celui qui était devenu son interlocuteur. Elle lui fit un petit sourire pour dissiper ses craintes - bien qu'il n'ait, après tout, pas l'air si craintif. Des phrases, encore, une question vite posée, puis le bruit d'une pomme croquée, une autre remarque... Sinead contemplait tout cela comme on eut pu le faire pour une peinture champêtre, vive et charmante.
Elle s'avança enfin du même pas doux, un peu lent, qu'elle avait adopté pour parcourir le reste du pont, se baissa et finit par s'asseoir aux cotés de l'enfant. Sa bille roula un instant contre la paume de sa main avant qu'elle ne se décide à la déposer entre eux. Coincée entre deux planches de bois, elle revenait à son juste propriétaire.

"Eh bien oui, certainement... Les tritons aiment nager dans toutes sortes d'endroits, il me semble, pourvu que le courant n'y soit pas trop fort."

Elle se pencha, son corps basculant légèrement vers l'avant, ses jambes, comme celles de l'enfant, se balançant déjà dans le vide, et désigna, main tendue devant elle, un mince espace d'eau encadré de cailloux, dans lequel le faible courant était plus faible encore.

"Tu vois, là-bas, je suis sûre qu'ils seraient très bien..."