Dinah Windfield - Traversée

Dinah regardait ce merveilleux petit pont couvert les yeux grands ouverts. A lui seul il représentait tout le charme délabré du Royaume-Uni. Car délabré, il l'était un petit peu...

La jeune femme eut un sourire un peu crispé en voyant le sol recouvert d'une couche de feuilles mortes et de poussières. Quelle idée charmante que de ne pas balayer le pont. Tout de suite on entrait dans une atmosphère un peu mystérieuse.

Malheureusement, le mystère risquait d'être salissant. Elle rangea sa carte et ferma son ombrelle pour pouvoir tenir de l'autre main sa robe légèrement relevée.

Comment s'appelait la propriétaire selon la lettre ? Mrs... Cocksure ? quelque chose comme ça. Un nom étrange.

Elle mit le pied sur la première planche en bois qui laissa échapper un grincement sinistre. Dinah s'arrêta net et eut un petit rire forcé. Elle appuya plusieurs fois son pied dessus pour vérifier la solidité de la construction. Il était évident que eux, aux Etats-Unis, n'auraient jamais laissé un pont dans cet état...
Enfin, que ne ferait-on pas pour le charme de la vieille Angleterre ?

La jeune Miss Windfield connaissait son poids et se dit que cela devait pouvoir passer.
Elle s'engagea donc sur le pont.

Un souffle, juste comme un sanglot réprimé là-bas vers le milieu du pont.
Un souffle de femme, respiration étranglée, une souffrance qui déchirait et rendait l'atmosphère lourde de peine.
On sentait à l'entendre que son malheur était bien de ce monde et non une mélancolie de poète.

Dinah s'arrêta net, partagée entre l'exhaltation à la pensée de se rendre utile et l'ennui de devoir s'occuper de quelqu'un de malheureux (elle n'avait pas l'habitude de fréquenter des gens malheureux).

Mais elle ne pouvait nier qu'elle avait entendu un pleur, un pleur de femme qui plus est, et qu'il était de son devoir de faire quelque chose.

Elle fit vaguement deux pas dans la direction du son, mais elle n'y voyait vraiment rien. Elle décida de passer à la méthode auditive.

"Humm. Est-ce que... quelqu'un a besoin d'aide ? Heu... je ne vous vois pas, mais je peux aider ?"

En même temps, quelque chose lui disait dans le coin de sa tête qu'il était très étrange que sur le pont de la maison où on lui demandait de faire une conférence sur le droit des femmes, il y en est une, justement, de femme, qui pleurait tristement.

Les sanglots cessèrent immédiatement, et le silence ne fut plus rompu que par le bruit d'une respiration étranglée.
Des pas précipités se rapprochèrent et un souffle frais fit voleter les dentelles ornant le bas de la robe de Dinah.

La sensation d'une main se crispant sur son bras, étreinte nerveuse.

"Mon enfant, qu'avez-vous fait de mon enfant !"

La voix était empêchée, entre les sanglots étouffés qui revenaient et le murmure craintif.

Lorsqu'elle sentit une main s'accrocher à son bras, alors même qu'elle n'avait rien vu venir, Dinah poussa un cri, avant de tenter de se ressaisir. Ce n'était pas le moment de perdre la tête.

Elle sentait un vague souffle près de son oreille, aurait voulu poser une main réconfortante sur la tête de la femme qui lui parlait, mais elle ne voyait rien.

"Votre enfant ? Mais je n'ai pas touché à votre enfant moi... On lui a fait du mal ? Il est arrivé quelque chose ? Je peux aller prévenir la police si vous voulez..."

Quelque chose dans un coin de sa tête lui disait que ce n'était absolument pas ce qu'il fallait faire, mais elle n'avait aucune idée de ce qu'il fallait faire... Ces mots lui semblaient ridicules et inappropriés mais son esprit n'en trouvait pas d'autre.
Inconsciemment, sa main tapotait la main nerveuse qui l'agrippait.

Sous la main de Dinah, les doigts crispés s'évanouirent.
Le souffle disparut en même temps que la présence sembla se dissoudre comme une ombre sur le mur au sortir d'un rève.

Le pont de bois était rendu à sa solitude et seul l'écho du ruissellement de l'eau sous les planches résonnait encore aux oreilles de la jeune femme.

Dinah sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine. La femme qui lui tenait le bras à l'instant, qu'elle sentait et entendait, avait brusquement disparu.
Et cela, elle en était à peu près sûre, n'était pas vraiment normal...

*Dinah, ma fille, ressaisis-toi ! Il y a une explication... La tourbe, tiens, voilà !*

Mais oui, bien sûr... les vapeurs des landes étaient très néfastes, c'était bien connu. Elle avait dû avoir une petite hallucination, rien de grave.
Secouant la tête comme pour chasser ses pensées, Dinah eut un petit rire qui se voulait rassurant, avant d'empoigner fermement son ombrelle et son sac. Elle avait une conférence à donner quand même. Et si le malaise ne disparaissait pas tout seul... Elle s'arrangerait pour l'oublier.

Avec fermeté (mais également une hâte un peu suspecte) elle finit de traverser le pont.

» Dinah Windfield - Visiteuse d'Outre Atlantique