Vers le Pavillon

[Reprise après l'elipse]

Le diner s'était achevé comme il avait commencé, bavardages inutiles et compagnie imposée.
Lain avait dû plus d'une fois s'évader dans les méandres sombres de son esprit, cherchant le calme dans les couloirs obscurs de la maison, foulant en esprit les tapis précieux et cherchant la force qui semblait lui manquer dans l'eau profonde des miroirs.
Son regard absent avait suivi sans les voir les mouvements et les mimiques de ses hôtes, enregistrant inconsciement leurs comédies et leurs mensonges, leurs gestes révélateurs et leurs craintes entrevues, leurs mastications écoeurantes et son assiette intouchée.
Combien de temps tout ceci durerait-il encore, combien de temps avant que tout ne s'accomplisse ?

Il était sorti de la maison sans un mot, sans un bruit et son pas qui ne faisait pas crisser le gravier l'avait conduit à la roseraie.
Le parfum des fleurs, mélange de miel et de poivre intimement mélés le calmait toujours.
Il effleura un bouton que la fraîcheur du soir avait refermé et la fleur s'épanouit sous la caresse de ses doigts. Les gants étaient restés sur la table du diner et il se mordit la lèvre en regardant la fleur s'offrir toute frémissante de sa tendre chair incarnat.

Il ferma un instant les yeux, repoussant au loin les images dansantes qui lui parvenaient de tout le domaine.
Immobile.
Seul.
Vide.
Loin des ombres et des remous, fine statue de glace presque translucide.

[Reprise après l'ellipse]

Elle ne savait pas combien de temps elle était restée, tapie, dans la roseraie. Longtemps sans doute.
Elle avait suivit des yeux le lent chemin de l'ombre d'une rose sur le sol. Presque imperceptible, l'ombre avait grandi, s'était allongée, comme si elle fuyait le soleil.
Belig l'avait suivit des yeux, jusqu'à ce qu'elle se mêle à toutes les autres ombres et disparaisse. Les parfums de la journée retombaient sur le sol. Les oiseaux se taisaient les uns après les autres.

Belig, accroupie au sol, secoua sa chevelure rousse et se redressa, lentement, comme si elle déroulait chacun des muscles de son corps, prenant le temps de les sentir les uns après les autres. Elle avait le regard encore perdu dans l'obscurité qui l'entourait maintenant complètement, et semblait regarder encore l'ombre pourtant disparue de la rose.
Elle appuya sa joue sur le bois rugueux de la tonnelle, le visage dans les roses. Elle inspira profondément, appuyant un peu plus sa joue sur le treillis. La dureté du bois dans sa chair, la douceur de l'odeur dans ses poumons, le silence tout autour. C'était la nuit.

Elle frémit, peut-être parce que le vent soufflait, joueur et froid, sur son épaule nue, peut-être parce qu'elle revenait de loin.
Elle n'était pas venue au dîner. Lain allait dire qu'elle ne donnait pas le bon exemple. Il avait raison. Il fallait qu'elle rentre.

Belig se mit en mouvement, se laissant guider par les ombres. Pieds nus sur le gravier, elle avançait vers la maison. Ses jupons glissaient sur sa peau, frôlant ses jambes à chaque avancée.
Le frisson de l'étoffe, le tintement des gravillons qui retombaient sur le sol après avoir été levé du sol, incrustés dans la chair de son talon, étaient des sons qui faisaient partie du silence de la nuit, comme le frémissement des arbres et le bruit d'une eau qui coulait non loin de là.

Mais alors qu'elle rejoignait l'allée principale, elle s'arrêta. Il était là, elle le savait.
Elle se retourna doucement. Il était une silhouette pâle comme un danseur sur un fil. Elle s'avança vers lui, les graviers roulant sans bruit contre ses pieds, et s'immobilisa de nouveau, à quelques pas de lui.
Il n'y avait pas de soleil, mais les quelques rayons de lumière qui restaient dans l'air semblaient contourner Lain pour converger vers Belig et vouloir, malgré la nuit, faire briller d'or ses cheveux.

Un instant, elle resta silencieuse. Elle respirait, un sourire sur les lèvres, le léger parfum qui se mêlait à celui des roses mais n'appartenait qu'à une seule personne. Et puis elle laissa un son chatouiller sa gorge et faire vibrer ses lèvres alors que sa langue caressait son palais.

"Lain..."

C'était un nom, prononcé comme un appel, avec une touche d'anxiété, de la tendresse, et un peu d'incrédulité, comme s'il y avait une sorte d'étonnement à devoir utiliser ce nom pour désigner la personne en face d'elle.

Derrière lui une chaleur.
Une sensation comme un soleil englouti dont on percevrait la lumière à fleur d'eau.
Un parfum de terre chaude et de jeunes pousses, au complet opposé de toute idée macabre, la vie entière furieuse et vibrante.

Les lèvres glacées de l'homme pâle s'étirèrent en un sourire tranquille.

"Je t'ai attendue ce soir.. Pour ce dîner qui ne voulait pas finir.."

Puis son sourire s'évanouit et il marqua une pause.
Il se retourna lentement pour faire face à la jeune femme et tendit la main, tendrement invitant, à la fois offre et demande.

"Je ne crois pas pouvoir supporter leur présence.. Tout tremble et se tord et la douleur de tous est immense."

Le regard translucide se perdit un instant dans les yeux vert sombre à l'éclat végétal et sa bouche se tordit un peu reflet de l'horreur qu'il ressentait.

"Ils se dispersent sur le domaine, comme une vermine.. Ne sens-tu pas la déliquescence gagner tout ce qu'ils touchent ?"

Une nouvelle pause un peu plus longue et il reprit d'une voix rendue presque inaudible par l'inquiétude.

"Je crains d'avoir présumé de nos forces.. Es-tu sûre que nous resisterons à ce qu'ils apportent ? Es-tu sûre de le vouloir à ce point ?"

Elle avait presque bondi lorsque Lain lui avait tendu la main. Son corps s'était projeté vers l'avant, la main ouverte pour attraper celle de Lain, comme si sa volonté seule avait retenu, comme on tend un ressort, le désir profond de son être.
Elle n'attendait que ça.

La légère rougeur, qui avait envahi ses joues sous le coup de la honte de ne pas avoir accompagné Lain au dîner, redoubla, de plaisir cette fois, alors que ses doigts enlacèrent ceux de son frère.
Il n'avait pas ses gants.
Elle ne chercha pas à retenir la brève même presque violente inspiration que lui suscita le contact de sa peau sur celle de Lain. Elle ferma les yeux à demi.

Il était difficile de dire si elle écoutait vraiment ce que disait Lain.
Elle ne l'entendait peut-être même pas.
Elle était perdue dans le touché de la main, fascinée par les éclats brillants et glacés qui traversaient les yeux de son frère, par sa bouche pâle qui se tordait légèrement, par ses cheveux qui semblaient aussi fins et fragiles que des fils de la vierge, balancés par la brise.
Ils lui chatouillaient le nez maintenant, parce qu'elle s'était avancée, peu à peu, lentement, jusqu'à le frôler. Pas le toucher, juste le frôler, pour mieux sentir, à côté des siens, rapides et irréguliers, les battements plus faibles et plus lents du cœur de Lain.

Elle ne l'entendait peut-être même pas.
Mais elle le comprenait. C'était visible à son regard qui avait pris le vert sombre des forêts profondes pendant l'orage. A sa main qui se voulait rassurante et apaisante. Belig partageait l'inquiétude de son frère et voulait la calmer.

Elle combla l'infime espace qu'il y avait encore entre elle et Lain pour lui répondre, la voix aussi basse, mais chargée de calme. Une voix chaude mais douce, un murmure apaisant à l'oreille de son frère.

"Ils envahissent, ils empoisonnent. C'est comme ça. Pour l'enfant, il le faut… Plus on attend, plus ce sera difficile pour elle de connaître le monde. Nous résisterons."

Lentement, elle posa sa tête sur l'épaule de Lain et ses derniers mots n'étaient qu'un souffle.

"Je ne veux pas que tu souffres."

Lain saisit la main que Belig lui tendait et l'accueillit entre ses bras.
Les yeux fermés, il enfouit son visage dans l'epaisse chevelure rousse, respirant l'odeur chaude qui s'en dégageait.
Il eut un soupir très doux.

"Comme tu es.. vivante."

Son contact, leurs battements de coeur mélés, leurs souffles si proches le rasserenaient mieux qu'aucune parole ne l'aurait pû. Quelle que soit la souffrance qu'il pouvait éprouver, la présence de sa soeur en venait toujours à bout.

Il savait qu'elle avait raison, qu'il n'était pas bon pour l'enfant de rester isolée, qu'elle devait apprendre de ceux qui étaient entrés sur le domaine, qu'ils n'étaient arrivés là que pour cette seule raison.
Pourtant, toutes les fois que ses pensées se dirigeaient vers Coleen, il craignait qu'elle soit encore trop fragile sous ses dehors fiers et résolus. Il redoutait pour elle l'influence de ces hommes et femmes inconnus aux desseins parfois troubles.
Il avait regardé la petite tenir tête avec obstination lors des conversations du diner et cela lui avait arraché un sourire un peu triste. Il était tellement aisé de se croire fort quand on avait jamais subi ni agression ni opposition malveillante et l'assurance de Coleen n'en était que plus touchante.

Comme pour confirmer ses craintes, quelque chose le fit tressaillir et il redressa la tête.
Sa main se crispa involontairement dans celle de Belig et son regard se tourna vers la maison tandis qu'une image s'imposait à son esprit, vibrante de couleurs trop vives et enflammées.

"Ce prêtre.. L'as-tu approché ?"

Le prêtre… La main de son frère serrait la sienne, et elle la caressait de ses doigts comme pour l'apaiser. Il avait tourné la tête vers la maison, tendu. Elle le savait. Elle le sentait. Elle sentait les muscles de son corps se tendre dans cette direction. Aux aguets, prêt.
Elle sentit l'odeur de l'inquiétude ramper autour d'elle et se blottit un peu plus contre Lain, enfouissant le visage dans son cou. Elle sentait contre ses lèvres la peau douce de son frère, et lorsqu'elle parla, ce fut comme une caresse dans le creux tendre de la clavicule.

"Je l'ai vu."

Elle frissonna et agrippa de sa main libre l'épaule de Lain, laissant les cheveux de son frère chatouiller son nez et ses poumons s'emplirent de leur odeur incomparable.

"Je ne sais pas… Il a sa place, lui aussi. Je ne l'aime pas beaucoup je crois. Mais…"

Un coup de vent emporta ses mots et ses pensées.
Elle redressa soudain la tête, quittant l'abri chaud et confortable qu'était le cou de son frère. Ses yeux qui plongeaient maintenant avec bonheur dans ceux de Lain brillaient doucement.

"C'est l'anniversaire de l'enfant demain… C'est un jour spécial. Nous fêterons l'anniversaire de la naissance de l'enfant, n'est-ce pas ?
Avec tout le monde… Il y aura du monde pour fêter l'enfant…"

Belig reposa lentement sa tête contre son frère. En imagination, elle parait l'obscurité de millier de guirlandes de lumière et la maison de guirlandes de fleurs. Ses lèvres pleines formèrent silencieusement un baiser qu'elle envoya vers Coleen. Comme réconfort lointain et promesse d'attention.

Un mouvement fluide de la main comme pour ponctuer une évidence.

"Oui, naturellement. Nous fêterons ceci.. Ne l'avons nous pas toujours fait ?"

Saisissant sa soeur aux épaules, Lain la détacha de lui pour regarder son visage.

"Que se passe-t-il Belig, qu'aussi proche sois-tu je te sente à ce point lointaine et mélancolique. Ton enjouement me fait défaut à cet instant. L'un d'eux t'aura-t-il contrariée ?"

Les doigts fins aux ongles étincelants suivirent lentement la courbe de la joue de la jeune femme pour venir se poser sur ses lèvres.

"Va à présent, il faut coucher l'enfant. Ce que je vois se tenir à présent à son côté me déplaît plus que je ne saurais le dire. Il faudra que nous soyons plus attentifs que nous l'étions jusque là.. si cela est possible.. Dejà tous s'agitent et chuchottent.. Rien de bon, non rien de bon vraiment.."

[La Chambre d'Owen et Irvine]

Rien de bon, non, rien de bon...
Elle sentait cela aussi même si elle ne le pensait pas.

D'un bout de langue, rose et chaude, elle goûta la froideur pâle du doigt de Lain toujours posé sur ses lèvres. Elle eut un petit sourire de chat satisfait et fit un tour sur elle-même, les paumes levées vers le ciel, la tête rejetée en arrière, avant de se lancer dans une danse de tourbillonnante et désordonnée.

"C'est le vent, le vent qui tourne et qui change. Le vent qui fait tourner les têtes, les cœurs chavirent et la mélancolie vient. Les choses changent et sont emportées dans le tourbillon du vent qui se lève. Beau temps ? Tempête ? Tout change. Mais toi..."

Elle s'arrêta soudain, les joues rougissantes, les yeux brillants, un peu ivre d'avoir tourné, et courut se blottir de nouveau contre son frère.

"Tu restes. Et moi..."

Elle releva la tête vers lui, haletante d'avoir dansé, sentant son cœur battre plus fort contre la poitrine de Lain.

"Je reste aussi."

Un petit rire cristallin s'échappa de ses lèvres rougies, et avec la légèreté d'un papillon, déposa un baiser sur celles de son frère, avant de s'échapper. Elle ne marchait pas vers la maison, elle dansait, mêlait un entrechat à un pas, un léger bondissement à un tour sur elle-même, comme une fée de la lande. Elle disparut vite.

[Dans la maison]

[Chambre d'Owen et Irvine]

♦ Mercredi 26 Mai 1865 - Premier post du jour ♦

Alors que la nuit était encore reine du moment, Owen s'était levé, incapable de rester allongé plus longtemps. La chambre était plongée dans le noir. Le Capitaine avait récupéré ses chaussures à tâtons, et était sorti. Il les avait enfilées dans le couloir, puis était descendu. Il avait trouvé la clé sur la porte d'entrée, et celle-ci s'était refermée sur la maison endormie.

La fraîcheur de la nuit avait réveillé tous ses sens. En avalant l'air paisible et froid, il avait pris le chemin qui menait à la roseraie. Un peu comme la veille au soir. Non. Pas comme la veille. La veille, il était serein. Là...

Il était arrivé à la roseraie, l'avait traversée, avait tourné autour du petit pavillon. A un moment, il avait collé son front à une fenêtre et avait regardé à l'intérieur. Mais il faisait noir. Il n'avait rien vu. Et la glace était froide. Il s'était reculé, avait rebroussé chemin, lentement. C'était là pourtant. Il en était sûr.

Mais le repos ne doit pas être troublé. Alors, il s'était juste baissé et avait cueilli une petite fleur endormie dans les herbes hautes qui entouraient les murs de pierre. Il l'avait portée à ses narines. Une violette. Il l'avait laissée tomber doucement. Lorsqu'il fut parti, elle resta là, délicate morte, comme seul gage de son passage.

Et le Capitaine était resté dans la roseraie. Elle paraissait tellement heureuse à l'idée de la lui montrer... Il s'était assis face à la maisonnette sauvage, à côté des roses et dans le chemin pourtant. Et le jour s'était imposé doucement. Bientôt il avait distingué l'embrasure de la fenêtre à gauche, là, puis les pierres qui la composaient. Lorsqu'il put retracer du regard une fissure qui l'ornait, il se secoua. Il faisait jour.

Owen se leva et s'étira. Il marcha vers la maison d'un pas plus rapide. Une fois, il s'arrêta sous un arbre et en secoua doucement la branche la plus basse. Une pluie de rosée s'abattit sur lui en guise de toilette matinale. Il avait bronché à la manière d'un cheval, s'était essuyé le visage et était rentré. Il avait faim.

[Le Rez-de-Chaussée - La Salle à Manger]