La Salle à Manger

Le battant de la porte brusquement poussé ne s'ouvrit pas comme le capitaine s'y attendait sur la chambre qu'il partageait avec le vieux prêtre.
Au lieu du spectacle de l'homme endormi dans l'un des deux lits qu'il aurait dû trouver, c'est une petite salle à manger baignée de soleil qui se présenta.

Une table joliment fleurie placée devant une fenêtre acceuillait une theière fumante et une assiette de petits gateaux.
Une jeune femme, assise de coté, une tasse de porcelaine entre les doigts, un châle brodé de feuillages sur sa robe safran se leva en le voyant entrer.
Elle posa sa tasse en hâte et se jeta en avant les mains tendues, son chignon se défit un peu dans le mouvement vif, auréolant son visage souriant de boucles brunes.

"Owen, mon ami, je ne vous attendais pas si tôt.. Comme je suis heureuse, j'ai attendu trop longtemps cette fois. Venez à la lumière que je vous vois mieux."

Déjà sa main fine saisissait celle de l'homme et l'entrainait devant la table, ses yeux grands ouverts le dévisageant avidement.

[Le Rez-de-Chaussée - La Bibliothèque]

Owen avait pilé net. S'il n'avait pas été aussi essoufflé, il aurait sans doute cessé de respirer. La chambre plongée dans l'obscurité s'était transformée en une charmante petite salle à manger où le soleil se prélassait. Et le vieux prêtre lugubre était devenu une jolie jeune femme souriante.

« Qu'est-ce que... »

Paralysé sur le seuil de la porte, le marin regarda comme dans un rêve l'apparition courir à lui et l'attirer près de la petite table ronde. C'était l'heure du thé.

Les idées tourbillonnaient dans la tête du Capitaine à une vitesse qui aurait fait envie aux plus grands scientifiques du moment. Non seulement la porte de sa chambre n'ouvrait plus sur sa chambre, mais il faisait grand jour dans la pièce. Et la jeune femme qui l'appelait par son prénom, qui l'accueillait comme l'aurait fait une amie de longue date... Owen se força à respirer profondément, et lentement. Il devait y avoir une explication rationnelle. Ce n'était pas à 47 ans qu'il allait commencer à croire au fantastique.

Et, en effet, il lui sembla bientôt avoir trouvé la cause de tout. La seule chose étrange à laquelle il pouvait se fier, c'était l'attaque des oiseaux sous le pont couvert, les blessures sur ses mains en attestaient. L'épisode lui avait chamboulé la raison. Jusqu'à maintenant, jamais il n'avait eu à se plaindre d'une trahison de son esprit, mais l'âge aidant, peut-être... C'était nécessaire. Il se trouvait au coeur même de son imagination, fertilisée à grande échelle par les oiseaux, peut-être aussi par la fatigue. Ses oreilles bourdonnaient. Son souffle s'était fait haletant de nouveau, sa vue se brouilla et une nausée lui souleva le coeur. Derrière son dos, ses doigts se crispèrent à s'en faire mal sur le livre. Il n'était que dans son imagination.

Pourtant la main délicate qui enserrait son poignet, les boucles brillantes qui encadraient ce visage fin et réjoui, la brise fraîche qui entrait par la fenêtre ouverte, la voix... Non ! C'était contraire à la raison, ça ne pouvait être. Ça ne pouvait être !

Owen refusa pourtant de se pincer pour s'en assurer, de peur peut-être de déstabiliser l'évidence... Il préféra se battre loyalement. Contre lui-même, contre l'Illusion. Et pour vaincre, repousser à petits coups, mais sûrement, repousser la folie dans ses contradictions et briser l'Illusion.

Owen s'en fit à l'instant un guide de conduite et entra dans le cercle du Jeu. Utiliser ses propres armes. Ses yeux n'étaient plus que deux puits sans fond, mais il força le reste de son corps à se plier devant Elle. L'Illusion. Il offrit son visage aux rayons du soleil tandis qu'Elle l'observait avec avidité.

« Mon Dieu, Madame, il me semble vous voir pour la première fois... » murmura-t-il d'une voix un peu tremblante qui pouvait être interprétée de plusieurs façons mais qui n'était que le reflet de son âme en désarroi. « Vous m'attendez donc depuis bien longtemps ? »

Il lui semblait qu'il avait signé son acte de folie. Mais non. Il savait ce qu'il faisait. Il luttait contre le Rêve.

Elle recula coquette et se détourna un instant, sans pour autant lui lâcher la main.

"Mon Dieu, ai-je tant changé ces dernières semaines ?"

Elle revint à lui, et tapota du bout du doigt la vareuse du marin. Sa voix était pleine d'un reproche souriant.

"Ce ne sont pas des choses à dire à une dame, savez-vous vilain !"

Son rire démentit à l'instant ses paroles et elle se pencha sur le coté, tentant de voir ce qu'il tenait dans son dos.

"Vous m'avez rapporté un cadeau ? Oh Owen !!"

Déjà elle avait lâché sa main et pressée comme une enfant avait tendu les doigts et saisi ce qu'il dissimulait.

Dans les mains fines, une boite ivoire, enrubannée de parme, de la taille d'un livre, qu'elle serra contre son coeur.

"Vous ne devriez pas me gâter autant, vous allez me rendre coquette et futile." Minauda-t-elle d'une petite voix malicieuse.

Ces dernières semaines. L'Illusion signait elle-même sa condamnation.

Lorsqu'Elle effleura son torse, Owen respira un peu plus vite. Il dut se raccrocher presque physiquement à sa raison pour ne pas partir en courant. Fuit-on ainsi un rêve ? Le marin rappela à lui le guide de conduite qu'il s'était fixé: repousser l'Illusion dans ses propres faiblesses. En revanche il n'avait aucune envie de lui céder Robinson qui était sa dernière attache au monde réel. Mais trop tard, Elle s'en était saisie.

En posant un regard boudeur sur le livre, Owen crut avoir une attaque. L'Illusion était perfide au point de s'en prendre à Defoë. L'ouvrage s'était métamorphosé en un petit coffret joliment serré d'un ruban, si joliment qu'Owen eût d'ailleurs été incapable de s'en déclarer le responsable.

Ceci dit, l'Illusion semblait ravie. Ce qui pouvait s'intégrer au plan de bataille. Plaire pour mieux vaincre.

*Owen, c'est la fin mon vieux. Tu parles à ton imagination, tu réponds à ta folie, car tu es fou, tu es fou...*

Non ! Owen se ressaisit. Au-delà de la lande, un équipage l'attendait. Il avait abusé de ses vacances et s'en trouvait puni. Certes. Mais il lui fallait maintenant trouver la force et, qui sait, la ruse pour s'échapper de ce manoir qui ne lui avait amené que des ennuis.

Mais avant, triompher d'Elle, l'Illusion perfide mais charmante. Si ce n'était l'angoisse qui étreignait le Capitaine comme un arrière-plan sourd, il se serait émerveillé de sa propre tête qu'il aurait jugée incapable de produire de si jolis rêves.

Mais Owen ne perdait pas de vue son but. Prouver à l'Illusion qu'elle n'était que cela. Il s'était un peu détendu depuis qu'il s'était raisonné. Tant qu'il restait conscient, il ne faisait que jouer de ses rêves. Presque une expérience scientifique, en fait.

Pour toute réponse à la petite comédie de l'Illusion, il lui offrit un air gentiment sévère:

« Attendez donc de voir ce que c'est avant de vous émerveiller. », puis, se tournant vers la table dressée: « Offrez-moi plutôt le thé, ma chère Edith... » suggéra-t-il d'un ton cordial en effleurant son bras.

Flèche double. Owen avait lancé le prénom au hasard mais avec une aisance suffisante. Par ailleurs, il attendait beaucoup du thé. On peut voir, sentir et entendre un rêve. Mais peut-on le boire ?

La jeune femme s'était assise et son châle avait glissé sur ses épaules. Ses doigts fébriles défaisaient le ruban tandis que son joli visage se levait par instants vers le marin lui offrant un tendre sourire.
La boite de carton ouverte, elle en sortit un turban de velours avec un petit cri ravi. La boite abandonnée glissa sur sa jupe quant elle se leva pour le rejoindre.

'Owen, comment saviez-vous ? On m'a parlé de ce modèle qui fait fureur à Paris."

Elle se jeta à son cou et ses lèvres eflleurèrent les siennes, l'enveloppant un instant d'un doux parfum de violette. Mais le geste tendre ne dura que l'espace d'un instant, déjà elle courait vers le grand miroir qui ornait le mur au dessus de la cheminée. Elle riait en essayant la coiffe, debout sur la pointe des pieds pour mieux se voir.

"Il est magnifique, Owen vous êtes fou. Et ce velours quelle splend.."

Le mot resta en suspend et blême elle se retourna en entendant le prénom, les yeux noyés de larmes et les mains tremblantes devant les levres.

"Edith ? Est-ce pour cela toutes ces semaines ? Je vous pensais en mer.. Je n'imaginais pas.. une autre femme.."

Elle se détourna dissimulant son visage baigné de pleurs.

Owen désira brusquement que le rêve se prolonge, avant ou plutôt qu'il ne se détruise. Toutes ses défenses s'évanouirent lorsque la jeune femme - et non plus l'Illusion - s'approcha de lui à l'en faire défaillir. Mais bientôt elle fut loin déjà, et il referma la main dans un effort d'enfant pour emprisonner et le parfum et l'instant... Un sourire se forma involontairement sur ses lèvres - lèvres qu'elle avait effleurées avec tant de tendresse ! - en observant la charmante apparition... hum, non, elle était si réelle finalement.

Mais tandis qu'elle se regardait en riant, il reprit un peu ses esprits. C'était ce parfum, ce baiser... Son imagination le trompait encore, lui faisait miroiter un bonheur qu'il n'aurait jamais. Car il avait choisi la mer, et lui avait sacrifié l'Amour.

Mais soudain, et pour la deuxième fois, sa raison disparut brutalement.
Elle pleurait. Edith... Owen se maudit d'avoir lancé ce prénom, d'avoir cherché à la piéger. Il avait brisé le charme et non l'Illusion. Quelle Illusion ? Son coeur nouvellement bousculé lui dicta sa conduite plus que sa tête.

Immédiatement il fut près d'elle et prit sa main tremblante sur laquelle il déposa un baiser. Presque, oui presque tendrement, il amena son visage détourné vers lui et put répondre en toute honnêteté:

« Il n'y a pas d'autre femme. Je vous ai appelée Edith... Edith c'est l'imprévu, l'instable, le caprice, la fraîcheur, l'enfance... Vous êtes tout cela. Mais si cela vous blesse, alors je vous jure que je ne prononcerai jamais plus ce nom-là. »

Il aurait juré n'importe quoi pour voir ses yeux sourire à nouveau. Ses mains enserraient les poignets délicats. Il les lâcha une seconde pour remettre une boucle brune sous la coiffe. Sa main s'attarda un instant sur la joue, son pouce essuyant la pommette humide, et il murmura du ton de l'enfant repenti:

« Vous me pardonnez ? »

Elle eut un petit reniflement enfantin et serra dans sa main le pouce de l'homme qui caressait sa joue.
Elle déposa un baiser dans sa paume avant de poser son front contre la poitrine robuste, les doigts agrippés à la grande main du marin.
Un gros soupir encore humide et elle leva ses yeux bruns vers lui.

"Est-ce bien vrai ?"

Et dans son regard on voyait bien qu'elle l'espérait de tout son coeur.

"Depuis que je suis venue vivre ici, vous m'êtes un tel rayon de soleil, vos visites me sont un tel réconfort je les attends tellement, ma vie sans vous.. Je ne peux l'imaginer mais pourtant il faut me promettre.."

Elle serra plus fort la main à laquelle elle s'accrochait.

"Il faut me promettre sur ma vie de ne jamais me mentir, de ne jamais me laisser croire en l'illusion d'un amour que vous ne partageriez plus. Ne me laissez jamais croire en un rêve, même le plus doux.."

Elle baissa la tête et sa voix s'étouffa un peu.

'Je connais tant le prix des rêves."

La vie soudain pétilla à nouveau dans ses yeux et elle lui échappa encore. Déjà elle servait le thé, y versait un nuage de lait et lui en offrait une tasse d'où s'échappait un délicieux parfum.

"Si vous saviez, je prends de ce merveilleux thé que vous m'avez rapporté de vos voyages chaque fois que je pense à vous. Et en le goûtant, toutes les fois je vous sens prés de moi et je suis heureuse."

Elle tapota la garniture de la chaise à coté de la sienne.

"Venez vous asseoir, et je vous pardonne, vous le savez bien"

Owen ne trouva pas la force de répondre à ces grands yeux qui se livraient avec tant de confiance. Il l'embrassa sur le front comme pour sceller ce qu'elle demandait, et la laissa s'échapper de nouveau loin de lui.

*
- Owen tu es le pire des hypocrites, et cruel en plus !
- Elle m'aime !
- Elle aime quelqu'un qu'elle a vu de nombreuses fois et qui a tout de toi, mais qui n'est pas toi.
- Je n'ai pas le droit de la détromper si brusquement...
- Elle vient de te supplier de ne jamais lui mentir, de ne pas laisser un rêve s'installer. Tu le connais, toi, le prix des rêves ?
- ...
- Tu la trompes, tu ne l'aimes pas.
- Qui est le plus trompé ici ? Je n'y suis pour rien je te signale !
- Tu es complice... Vas-y, dis-le lui maintenant que tu ne la connais pas ! Tourne le dos et prends la porte.
- Pour me retrouver où à la prochaine ? Sur le dos d'un dragon à dix-neuf têtes ?
- Owen...
- Laisse-moi ! C'est la seule femme qui m'aimera jamais alors laisse-moi... Je suis prêt à le payer, ce rêve.
*

Le Capitaine vint s'asseoir, et prit en souriant la tasse qu'elle lui tendait. Il avala une gorgée du thé qu'il sentit nettement couler dans sa gorge. C'était un goût qu'il connaissait pour l'avoir découvert lors de ses voyages, et l'un de ceux qu'il appréciait le plus. Tout juste celui qu'il aurait rapporté à un ami. Il reposa la tasse sur la table et se pencha vers elle, les yeux brillants de curiosité.

« Maintenant, racontez-moi ce que vous avez fait en mon absence... N'omettez rien surtout, je veux tout savoir. »

Il avait agité l'index près de son nez avec une fausse sévérité.

Elle buvait son thé à petites gorgées et son regard ne le quittait pas.

"Oh j'ai fait aménagé le jardin d'hiver dans la verrière. Vous savez je vous en avais parlé. C'est très réussi, je prends beaucoup de plaisir à me tenir là. Même si c'est ici, dans ce pavillon que je reste le plus souvent. La maison est si grande. Je suis bien ici pour penser à nous."

Avec un sourire tendre, elle posa sa main sur le bras d'Owen.

"Combien de temps allez vous rester à terre cette fois ? Vous n'allez pas repartir tout de suite, n'est-ce pas ?"

Ses yeux pétillèrent de malice.

"Savez-vous que l'on jase beaucoup à mon sujet dans le voisinage ? Pensez, une veuve encore jeune qui reçoit chez elle un homme que personne ne connaît. Mais cela m'est bien égal et même cela m'amuse. Ah nous sommes bien loin de Londres et je peux ici vivre ainsi que je l'entends, et vous aimer de toute mon âme."

Elle semblait vivre seule, et maîtresse de la demeure. Disparus les Chattan... Mrs Cocksure ? Était-il possible que la femme désespérément recherchée par Dinah Windfield fût en face de lui ? Il se souvint brutalement des paroles de Lain Chattan à ce propos: "Madame Cocksure n'est pas des nôtres en ce moment. Quant à la Villa Villeparisis, nous n'avons jamais appelé notre maison autrement que Loch Lurgainn House". A l'époque, la réponse lui avait paru embrouillée même s'il ne s'en souciait guère. Mais si elle cachait un secret qu'il commençait à entrevoir ?

Lentement, les éléments du scénario se mettaient en place. Lain Chattan cachait dans ses murs Mrs Cocksure, douce dérangée d'esprit de son état mais sans doute liée à lui d'une quelconque manière. Celle-ci laissait libre cours à sa fantaisie en l'absence de visiteurs, mais le vrai maître de maison la renvoyait - sans doute avec son assentiment - dans ce pavillon qu'elle avait évoquée, dès qu'un intrus pointait son nez. Oui, c'était vraisemblable. L'histoire était un peu à la Brontë, mais Mrs Rochester était autrement plus charmante... Mrs Rochester ? Ce pouvait-il qu'elle et Lain Chattan... ? Mmh. Veuve avait-elle dit...

Cependant Owen avait compris la leçon et préféra ne pas insinuer ses suppositions au risque d'éveiller une nouvelle crise de larmes. Son hypothèse n'expliquait pas comment il s'était retrouvé dans cette petite salle à manger, ni pourquoi il faisait tout à coup jour, ni... Bon, certes, elle ne suffisait pas. Mais elle fournissait un début d'explications rationnelles qui, certainement, tenaient du vrai.

Le Capitaine se trouva attristé malgré tout. La seule femme qui s'était montrée véritablement attachée à lui, était folle. Owen se sentit moins oppressé par la situation; après tout, il ne faisait que lui apporter un petit rayon de soleil dans sa retraite solitaire... Il se prêtait au jeu non pour la manipuler, mais pour ne pas la peiner. Rien de répréhensible, finalement...

Owen répondit au regard malicieux par un sourire amusé qu'il dut toutefois simuler pour cacher sa tristesse. Si l'on jasait, c'était certainement autour de sa douce folie.

« Ah les commérages... Vous avez bien raison de vous en moquer, croyez-moi. » assura-t-il. Se rappelant, cependant, qu'il était censé en être l'origine, il prit un air un peu inquiet et tendre: « Je ne voudrais pourtant pas être la cause de médisances à votre propos... Je ferai plus attention à l'avenir. »

L'engagement n'avait rien de très compromettant...

Cependant, il devait bien évoquer le sujet de son départ. Il partait le matin de bonne heure, après avoir réparé la berline de Mrs Barlow. Diable, que de femmes en une soirée...

Mais de toute façon, si lui aurait du mal à détacher l'image de la jeune veuve de son esprit, elle-même ne souffrirait probablement pas de son absence. Elle oublierait son délire aussi vite, ou croirait de nouveau le voir régulièrement... Mais lui... Plus il laisserait le jeu durer, et plus il souffrirait de sa rupture.

Le coeur réellement un peu lourd, il se leva et passa derrière la chaise de la jeune femme. Il posa doucement les mains sur ses épaules.

« Hélas, ma chérie, je ne reste pas. »

Le nom tendre lui avait échappé à son insu, et il sentit soudain son front chauffer un peu.
Il appuya sa joue contre la tempe brune.

« Je pars tout à l'heure pour Aberdeen. » murmura-t-il.

Elle avait écouté ce qu'Owen disait en buvant son thé à petites gorgées, la mine gourmande et l'oeil étincelant comme un chat se délectant d'une tasse de lait.

Mais les mots de l'homme tombèrent et les coins de sa bouche souriante s'affaissèrent. Elle reposa sa tasse dans la soucoupe et baissa la tête.

"Oh.. Vous ne restez pas.."

Sa voix sans joie, un peu atone et basse se brisa sur le dernier mot. Elle resserra autour d'elle les pans de son châle et resta immobile.

Un sourire forcé tordit sa bouche et on voyait bien qu'elle s'obligeait à se comporter de façon calme et posée.

"Reviendrez-vous avant longtemps ?"

Son regard se perdit par delà le rideau de dentelle dans l'exubérance du jardin.

"Nous n'aurons pas profité ensemble du plein été qui va finir. Je voulais vous montrer la roseraie que j'ai fait planter et qui est tout à fait charmante. Bien sûr tout n'est pas encore à maturité mais on voit bien déjà ce que cela donnera."

Et par la fenêtre en effet, on apercevait les jeunes rosiers qui s'élançaient à l'assaut de leurs treilles.

Owen repassa devant elle, et s'accroupit à ses pieds. Levant le bras, il passa le doigt sous son menton et inclina le joli visage vers lui. Les grands yeux bruns étaient mélange de tristesse et de déception, et il lui sembla y lire comme un reproche... Se forçant à son tour à sourire, il la gronda gentiment:

« Ne soyez pas triste, ou je n'aurais plus la force de vous quitter... »

Il le fallait, pourtant.
Mais Owen ne voulait plus s'en soucier.
Encore quelques instants...
Il se leva d'un bond, et prit sa main. Et, l'attirant avec douceur vers lui, il l'invita à se lever:

« Mais nous avons encore un peu de temps, montrez-moi ces roses, en boutons, en fleurs, fanées même, je veux toutes les voir avec vous... »

Tenant toujours la main délicate, il passa son bras autour de la taille fine et, emporté et fiévreux comme on l'est à 18 ans, l'entraîna hors de la pièce.

Ce qu'il y avait derrière la porte, un couloir ou une allée, la nuit ou le soleil, il ne le savait plus. Pire, il ne voulait plus le savoir. Sa raison et son bon sens avaient abdiqué de concert.

Elle rit et se laissa entraîner sur quelques pas avant de le repousser gentiment.

"Voyons Owen, ne me pressez pas ainsi, vous êtes un enfant !"

Elle tourna vivement les talons dans une envolée de jupons et revint dans au milieu de la pièce.

"Attendez-moi dans l'allée, je vais chercher un chapeau de soleil. Tenez gardez mon châle, j'en ai pour une minute." Elle lui sourit toute joyeuse à nouveau, en lui mettant le vêtement entre les mains.

"Allez allez" L'encouragea-t-elle du geste et de la voix en indiquant la porte.

Owen haussa les épaules d'un air faussement dépité et marmonna:

« Bien sûr que je ne suis qu'un enfant... »

Au contact rapide de ses mains qui lui remettaient le châle, il eut peur soudain. Les yeux bruns souriaient pourtant, et maintenant tout le visage semblait joyeux... Mais justement, cette légèreté et ce bonheur faisaient battre son coeur un peu plus vite, un peu plus fort dans sa poitrine. Crainte... Mais de quoi ?

*Sois honnête. Tu as peur que le rêve se brise.*

Oui. Il avait cédé au rêve. De bonne grâce. Il eut un instant d'hésitation et demanda avec cette petite anxiété qu'ont les enfants lorsque leur mère les envoie se coucher en leur promettant de venir les border:

« Vous me rejoignez vite, n'est-ce pas ? »

Obéissant pourtant, il s'approcha de la porte.
Mais avant, il vola une fraction de seconde et ses lèvres effleurèrent la joue tendre. Il se promit de garder toujours en mémoire la douceur de sa peau, et son parfum de violette.

C'était comme un adieu muet.

Serrant le châle entre ses mains comme un gage de présence, il actionna la poignée avec l'appréhension du condamné.

Edit de Loch Lurgainn House : la suite dans la Chambre d'Owen et Irvine