La Cuisine

[Grand Hall]

Le long du chemin Belig avait senti le regard de Logan s’écraser sur son visage puis sur son corps. Elle regrettait presque de lui avoir offert son bras. Interprétait-il sa convivialité comme un encouragement à la bagatelle ? En tout cas, à cet instant précis, elle aurait juste voulu ne plus être à proximité de cet homme, quitte à détacher son bras de son corps et laisser Logan trouver la cuisine tout seul. Nourriture et femmes, il était bien trop limité pour elle, trop basique et mal dégrossi. Des pensées affreusement guindées, très en décalage avec le personnage de Belig, nourri à l’absence de rigueur.
Peut-être subissait-elle « l’influence » de Lain…

Belig ouvrit la porte sur la cuisine, de taille modeste comparée au reste des pièces du manoir, mais aux murs complètement tapissés de placards. Pas un recoin ne semblait souffrir de l’absence de provisions.

Elle extirpa son bras de l’angle de celui de Logan pour se jeter littéralement sur les placards et en laissa plusieurs ouverts, invitant l’attention de l’homme à se poser sur autre « chose » qu’elle.
Elle traça un sourire forcé sur son visage, embrassant du regard la cuisine qui semblait avoir subit une secousse de forte magnitude.

[Grand Hall]

Logan s'était laissé entraîner par celle qui allait probablement lui sauver la vie. Cette 'bonne fée' le guidait vers un lieu où il pourrait se nourrir, reprendre des forces.
Comme s'il était encore plus affaibli de savoir que le secours était proche, Logan avait traversé les couloirs comme s'il baignait dans une sorte de rêve ou de réalité semi-consciente.

Quand la femme ouvrit la porte de la cuisine, les odeurs assaillèrent son odorat, inondant sa bouche d'une salive qu'il eut bien du mal à déglutir.
Logan sentit qu'on lui lâchait le bras. La fée aux cheveux roux, ouvrit les portes des placards qui étaient accrochés aux murs. De mémoire d'homme, Logan n'avait jamais vu une cuisine pouvant renfermer une telle quantité de nourriture.

Elle souriait, le laissant contempler l'intérieur des placards. Logan dévorait déjà du regard les nombreux pots de confitures, conserves de fruits et de légumes, les viandes séchées et autres bocaux contenant des biscuits que les portes grandes ouvertes lui offraient.

Comme un automate, Logan se dirigea vers l'énorme miche de pain posée sur une planche à découper, à proximité de la cuisinière en fonte. Sa grosse main allait se refermer sur le couteau quand un semblant de bonne éducation lui revint. Il tourna la tête vers son hôtesse et, un sourire embarassé sur les lèvres, d'une voix douce et hésitante, il demanda :

"Euh... M'autorisez vous à prendre un morceau de pain... Madame ?"

[Le pont couvert]

Dinah s'était d'abord dirigée vers la porte principale, malheureusement, elle avait aperçu de loin, sur le chemin au moins trois hommes.
Or Dinah savait d'expérience que les hommes étaient rarement conviés aux meetings féministes. S'ils étaient là, c'était soit pour faire une contre manifestation, soit par esprit de tolérance, soit parce qu'ils ignoraient tout. Elle avait donc préféré les éviter, faire le tour et entrer discrètement.
D'ailleurs il y avait bien précisé sur la lettre : "Essayez, s'il vous plait, d'entrer par la cuisine." Il était évidemment légèrement humiliant de penser que la place normale d'une femme était la cuisine, mais enfin, on ne pouvait pas réformer le monde en un jour.

Après quelques tours autour de la maison, elle trouva enfin la cuisine. Elle s'extasia une fois de plus devant la charmante petite porte qui servait d'entrée, et devant les magnifiques roses qui en ornaient les côtés.

La première chose qu'elle fit, fut de regarder à travers les carreaux de la porte ce qui se passait à l'intérieur. Non pas du tout qu'il lui plut en aucune manière de jouer au voyeur. Mais quelque chose en elle continuait à se demander s'il ne s'agissait pas d'un vilain piège, et elle préférait vérifier que tout était normal derrière cette porte.

Elle ne voyait rien d'anormal, et pour être plus précis, elle ne voyait rien du tout.
C'est seulement en se penchant un peu plus, et en entrebaillant la porte, qu'elle remarqua qu'une jeune femme rousse était en train d'entrer, accompagnant (portant presque) un homme visiblement très mal en point, et visiblement affamé si l'on en croyait le regard qu'il portait sur la nourriture.

Dinah sourit avec indulgence. La bonté féminine était une chose dont les hommes savaient profiter, mais qui en même temps devait savoir être cultivée... Elle était l'apanage des femmes et la preuve de leur supériorité sur les hommes.
Elle se redressa et poussa donc la porte. Elle entendit les dernières paroles de l'homme (qui étaient d'ailleurs les seules paroles prononcées) et décida d'y répondre elle-même. Après tout, elle connaissait si bien le coeur des femmes...

"Mais bien sûr que vous pouvez manger, brave homme ! Croyez-vous que Madame vous ait conduit dans la cuisine uniquement pour vous faire saliver un peu plus ? Ne soyez pas stupide, voyons... La femme est un être de bonté, c'est bien pour ça qu'il faudrait leur donner le droit de vote."

Elle se tourna d'un ample mouvement de jupe vers la jeune femme rousse et lui tendit la main avec un grand sourire.

"Mrs Cocksure, j'imagine ? Je suis Dinah Windfield, pour la conférence sur "La femme et la loi, ou Pourquoi a-t-on oublié la moitié de Dieu dans notre société".

Elle attendait très visiblement que la jeune femme pousse un cri d'étonnement et de satisfaction, à voir enfin arriver celle qu'elle devait attendre depuis quelques jours.

Bien que Logan parût au bord de lui-même, un relent d’éducation lui fit tomber des lèvres une demande en bonne et due forme avant de se servir.
La question de l’homme ne resta pas en suspend bien longtemps : une femme pleine d’elle-même entra soudainement par la petite porte, tel un personnage de vaudeville.
Belig arrondit les yeux devant cette apparition. Les effectifs du manoir ne cessaient de croître. Et là, on lui arrachait sa réplique (bien qu’en fait elle n’eût jamais répondu de la sorte).

La femme… un être de bonté… Belig n’en était pas convaincue, tant qu’elle garderait un maximum de caractéristiques humaines. L’un des cavaliers qui avait blessé sa biche n’était-il pas une cavalière ?

Belig saisit la main de la femme tourbillonnante sans véritablement la serrer.

« On a oublié la moitié de Dieu ? », fit-elle dans un froncement de sourcils qui se voulait interrogateur, presque inquiet.

Puis elle ajouta à la suite :

« Belig Chattan. Pourquoi je ne vous comprends pas ? »

Le sourire de Dinah devint soudain un peu crispé. Diable, la jeune femme ne réagissait absolument pas comme prévu...

Après avoir vaguement serré la main qui avait pris la sienne, elle reprit à deux mains son ombrelle, comme pour se donner du courage, et laissa échapper un petit rire tendu.

"Pourquoi vous ne me comprenez pas... Je ne sais pas moi..."

De nouveau un rire absolument peu convaincu. Elle commença à jouer nerveusement avec le ruban qui nouait son chapeau sous le menton. A vrai dire, elle se demandait pourquoi la jeune femme n'était pas au courant. Etait-ce possible que sa venue soit une surprise ? La partie logique de son esprit lui disait que cela était fort peu probable... Mais enfin...

"Vous n'êtes donc pas Mrs... Non, vous m'avez dit Belig Chattan. C'est un nom tout à fait charmant. Vraiment. Est-ce que je pourrais voir Mrs Cocksure ? Je pense que ce sera le plus simple."

Brusquement elle se tourna vers l'homme dans la pièce.

"Vous devriez manger plus lentement, vous allez vous étouffer. Et n'oubliez pas de boire."

Son ton était parfaitement amical, même s'il ne semblait pas imaginer qu'on puisse y répondre quoique ce soit. Puis dans le même mouvement, et sans transition aucune, sans même un temps d'arrêt, elle était de nouveau tournée vers Belig.

"C'est que, voyez-vous, c'est elle qui m'a envoyé l'invitation. Peut-être ne vous a-telle pas tenu au courant ?"

Elle souriait d'une manière tout à fait charmante. Elle ne se rendait pas compte du brin de condescendance que pouvaient contenir ses paroles.
Quand à l'idée que tout cela puisse être une plaisanterie, elle avait tellement été balayée par la présence de la maison que le doute ne réapparaissait même pas dans un petit coin de son esprit.

Logan dévorait littéralement le pain. Il ne se souvenait pas d'avoir mangé du pain aussi bon depuis très longtemps. Prenant à peine le temps de mâcher, il avalait bouchée après bouchée sans vraiment écouter les échanges des deux femmes qui étaient dans la pièce avec lui.

Quand la certaine Winfield s'adressa à lui :

Citation :

"Vous devriez manger plus lentement, vous allez vous étouffer. Et n'oubliez pas de boire."

, Logan releva à peine le regard sur cette femme enchapautée qui manipulait une ombrelle...

*Par Dieu, puisqu'elle l'évoque, la bigote, elle a raison, faut que j'boive !*

Son regard parcouru brièvement la pièce à la recherche d'un breuvage quelconque qui pourrait étancher sa soif. Une bouteille de vin était posée sur une petite déserte. Cette bouteille était déjà entamée et Logan qui pourtant n'était pas porté sur la boisson, estima que cela le ravigorerait de boire un peu de vin plutôt que de l'eau.

Il s'approcha de la bouteille, referma ses doigts dessus, enleva le bouchon de liège à peine enfoncé et porta le goulot à ses lèvres. Il arrêta son mouvement in extremis...

*Les Dames ! Bon sang... C'était moins une !*

N'apercevant pas de verre à portée de regard, il se retourna vers la douce Belig :

"Pourriez vous m'indiquer dans quel placard je pourrais trouver un verre, madame ? S'il vous plaît ?"

[Hall]

"Dans le placard de droite, monsieur." répondit une voix neutre à l'entrée de la cuisine. Coleen se tenait dans l'encadrement de la porte et observait calmement les personnes présentes. Encore des étrangers, une femme bien habillée, peut-être un peu trop d'ailleurs, et un homme qui dévorait du pain comme si sa vie en dépendait.

Coleen fronça les sourcils et se tourna vers la jeune femme rousse qu'elle connaissait si bien.

"Belig... un homme blessé à la jambe aurait besoin de tes talents médicaux. Il attend dans le hall qui est... envahi." Oui envahi était bien le mot, celui qui résumait bien ses sentiments dans l'instant.

Les yeux violets de Coleen se posèrent à nouveau sur Dinah. Ses vêtements étaient étranges, pas seulement leur couleur ou leur matière mais surtout leur forme. Elle n'avait encore jamais vu cette coupe. Peut-être était-ce une mode venant de France ? C'était si différent de l'ampleur de sa propre robe prune.

Non, Belig n’avait jamais envoyé d’invitation. Rien que ça lui renvoyait sa solitude en plein visage.
Certes oui, la jeune femme avait du mal à supporter la présence pleine de reliefs de nourriture de Logan et celle froufroutante de Dinah. Mais elle aurait aimé être des fois la bonne interlocutrice, la personne qu’on recherche et non celle sur laquelle « on tombe » car on s’est perdu ou trompé.

Abîmée dans ses pensées, l’entrée de Coleen et la question de Logan se firent invisible et muette.
Mais la seule évocation de Balthus par sa jeune protégée remit l’âme de Belig dans son enveloppe corporelle.
Elle eu presque une nausée d’appréhension rien qu’à l’idée d’accomplir cette mission divine de rattrapage.

Les yeux presque mouillés de larmes, Belig saisit la main de Coleen et y déposa un doux baiser.

« Merci mon ange », fit Belig dans un chuchotement.

Elle détourna son regard humide des yeux violets de Coleen, un peu honteuse d’être émotive à l’extrême devant l’enfant.

Puis s’adressant à Dinah :

« Je ne suis pas… je suis une erreur, c’est une erreur », fit Belig dont l’expression aurait pu rivaliser avec n’importe quelle zone de subduction.

[Hall]

Dinah tentait tant bien que mal d'ignorer l'homme qui mangeait (n'y avait-il rien de plus répugnant que cela ?) et de comprendre ce qui pouvait se passer dans la tête de son interlocutrice... Malheureusement, les résultats n'étaient pas très probants : d'une part parce que la mastication et l'ingestion faisaient beaucoup de bruit, d'autre part, parce que Belig semblait flotter quelque part entre la réalité et le néant, soit une terre parfaitement inconnue pour Dinah.

L'apparition de Coleen, et sa façon de se contenter des faits "dans le placard de droite, Monsieur", sembla un soulagement immense pour la jeune américaine, qui trouvait enfin de quoi se rattraper au concret.
Entre silence et mastication, elle avait été à deux doigts de se perdre.

Mais bien sûr, rien ne semblait vouloir être simple dans ce vieux continent, puisque cette même apparition bénéfique de l'enfant, la plongea dans un abîme de perplexité : Mais comment pouvait-on encore porter ce genre de robe ?

La tenue de Belig ne l'avait pas plus interpellée que ça, étant donné qu'elle se situait clairement en dehors de tout critère de mode. (D'ailleurs, plus le temps passait, plus Dinah commençait à comprendre la triste vérité... Belig devait être une simple d'esprit. On ne pouvait pas en vouloir à ce genre de personne de ne pas avoir le moindre goût en matière vestimentaire.) En revanche, l'enfant... Sa robe était clairement d'une autre époque...

Dinah soupira, oubliant presque les petites difficultés pas encore réglées. Il était temps qu'une personne douée d'un sens esthétique sûr arrive dans cette maison, et apprenne aux femmes à se libérer du joug affreux du corset...

Ce qui la tira elle aussi de ses méditations profondes, furent les paroles de Belig.
Evidemment, Dinah n'entendit pas le "c'est une erreur" pour la bonne et simple raison que cela ne pouvait pas être une erreur. En revanche, elle entendit le "je suis une erreur".
Ce fut la confirmation de ce qu'elle commençait à penser, la jeune Chattan n'était visiblement pas au mieux de sa santé mentale...

Compatissante, Dinah décida de prendre les choses en main.
Elle s'avança et posa une main amicale sur le bras de Belig.

"Mais non, voyons.... mais non, vous n'êtes pas une erreur... vous êtes charmante, allons..."

Evidemment, Dinah avait le ton maladroit de ceux qui tentent de dire à un malade qu'il n'est pas malade et ne réussissent qu'à convaincre le malade qu'il est très malade.

"Croyez-moi… ce n'est pas parce que vous n'avez aucun goût vestimentaire, et que cela visiblement influence votre entourage, que vous n'êtes pas utile à quelque chose quelque part… Vous pouvez aller sans crainte vous occuper de ceux qui ont besoin de vous. Ne vous inquiétez pas pour moi, je règlerai mes affaires moi-même… Avec l'aide de Mademoiselle, qui a l'air d'une grande fille, et de Monsieur, qui… hmm… et bien… du monsieur quand il aura finit de s'empi… pardon, de subvenir à des besoins tout à fait naturels…"

Dinah avait un peu rougi en s'emmêlant dans ce qu'elle voulait dire, mais regardait maintenant Belig avec un grand sourire sympathique, parfaitement inconsciente de sa maladresse, mais si visiblement inconsciente qu'on ne pouvait la soupçonner le moins du monde d'une volonté malveillante.

"Bref, ne vous attardez pas plus, si on a besoin de vous quelque part..."

Tenant toujours la bouteille de vin ouverte à la main, Logan se dirigea vers le placard de droite pour en ouvrir la porte comme venait de le lui indiquer la voix enfantine...

*Une enfant ?*

Tirant sur la poignée afin d'ouvrir la porte du placard, Logan se retourna pour dévisager la nouvelle arrivante. La jeune fille au regard violet ne semblait pas lui accorder le moindre intérêt. Elle s'adressait à Belig-la-Rousse, la bonne fée qui avait sauvé Logan de la famine, celle qui l'avait guidé jusque dans cette cuisine pleine de nourriture.

Déglutissant une bouchée de pain, Logan reporta son regard sur l'intérieur du placard. Il referma sa grosse main sur un verre qu'il posa sur la table. Il remplit le verre aux trois quarts avec le vin puis, gardant la bouteille à la main, il porta le récipient à ses lèvres et le vida d'une traite. Le vin était délicieux. Un léger parfum de tanin remonta à son nez quand il eut avalé le breuvage sans même prendre le temps de respirer.

C'est à cet instant qu'il reprit pleinement conscience de son entourage. Toutes ces femmes autour de lui... Il devait leur sembler bien rustre, d'autant plus qu'il venait de s'essuyer la bouche d'un revers de main...

*Elles caquètent autour de moi, osant à peine porter leur regard sur ma personne de peur d'avoir à réprimer une grimace de dégoût. Et moi qui suis là, planté au milieu de cette pièce, ne participant ni n'écoutant aucunement leur conversation, ne songeant qu'à m'empiffrer...*

Logan sentit d'un seul coup une légère chaleur sur son visage. Il avait honte et il commençait à rougir...

Très embarrassé, il déposa la bouteille de vin sur la table et prit une voix, la plus aimable et la plus serviable possible :

"Mesdames ? L'une d'entre vous souhaite t'elle se désaltérer ?"

Les fins sourcils d'ébène de Coleen se froncèrent en décellant des larmes dans les yeux de Belig. Qu'avait-on pu lui dire pour que s'envole la fraicheur et la gaieté de la jeune femme ? Son regard violet suivit celui de Belig et se posa sur Dinah lorsqu'elle lui dit qu'il y avait une erreur... Belig une erreur...

A partir de ce moment là, Coleen ne lâcha plus Dinah des yeux. Pas une simple observation, non... Mais un regard pénétrant, gênant, plus glacial que le vent du Nord s'insinuant sournoisement sous un lainage trop fin. Un regard étrangement dur pour une enfant de 13 ans, ses paupières blanches légèrement plissées, elle ne cillait pas. D'un geste vif, elle écarta la main que Dinah avait posée sur le bras de Belig, sans bouger le moindre autre muscle de son corps à part son bras.

Coleen se demanda alors qui elle portait le moins dans son coeur : Gavin McFarlane ou cette femme ? A choisir, elle préférait que l'industriel sans prenne à elle plutôt que quiconque ait des paroles offensantes envers Belig. Coleen parla alors. D'une voix cinglante comme une gifle mais d'un calme déroutant.

"La grande fille vous demande de vous taire si ce n'est trop demandé. Cela vaudra toujours mieux que d'entendre des inepties."

La jeune fille détacha enfin son regard de Dinah et se tourna vers Logan. Coleen ne répondit pas tout de suite à sa question et s'approcha de lui. Parvenant à sa hauteur, elle leva les yeux vers l'homme comme un enfant regarderait un adulte... un simple enfant, face à un adulte. Coleen avança sa main blanche et la glissa dans celle de l'homme.. avec une douceur démesurée, presque irréelle.

"Je ne crois pas que Lain apprécierait que je boive du vin à mon âge, Monsieur."

Ignorant, Dinah autant que si elle était une bibelot sur étagère, Coleen entraîna Logan et sortit de la cuisine avec lui.

[Jardin d'Hiver]

Il était absolument évident que Dinah ne s'attendait pas à voir sa gentillesse payée de la sorte.
Que la jeune femme rousse, s'en aille sans une autre parole, elle le comprenait fort bien... Elle avait l'air d'un équilibre fragile.

Mais que l'enfant (à qui elle n'avait rien fait ! ) lui dise de se taire ? C'était proprement surprenant.
Dinah était tellement surprise et tellement incapable de comprendre la raison d'un tel comportement, qu'elle ne comprit pas tout ce qui lui était dit. De plus, le ton employé était bien trop froid et sec pour que Dinah réalise entièrement ce qu'il voulait dire. De même que l'on n'est pas capable de voir les infra-rouge ou les ultra-violet, Dinah n'était pas capable de saisir certaines émotions qui dépassaient son champs moyen de connaissance.

Néanmoins, ou peut-être à cause de cela justement, elle fut réduite à battre des paupières très vite pendant quelques secondes pour reprendre conscience de la réalité.
Etant donné qu'elle n'avait pas tout très bien compris, elle ne répondit rien à Coleen. C'était plus prudent.
Elle se contenta de dire faiblement à Logan :

"Non merci, Monsieur... je ne bois pas d'alcool..."

...avant qu'il ne soit entraîné par la petite fille. Au moins c'était une jeune fille qui savait ce qu'elle voulait… Elle aurait sans doute peu de problèmes avec les hommes…
Dinah resta plantée au milieu de la cuisine en les regardant s'éloigner.

Décidément, l'homme était en piteux état, et la fillette était vraiment mal habillée...

Logan baissa les yeux en direction du visage de la petite fille qui s'était dressé vers lui. Les grands yeux de l'enfant qui, d'une voix très douce, venait de lui rappeler son jeune âge et le fait qu'elle ne boirait pas de vin, le dévisageait.
Comme dans un rêve, Logan sentit la chaleur de la petite main qui se glissait entre ses gros doigts. Logan ne résista pas à la légère tension du bras que lui infligeait la jeune fille pour l'entraîner hors de la cuisine.
Lentement, sans dire un mot, tournant juste son visage en direction de la femme qui restait seule avec ses idées féministes dans la pièce, comme pour lui justifier son incapacité à lutter contre cette enfant qui le tirait par la main.

[Jardin d'Hiver]

Dinah ne réalisa qu'elle était seule dans la pièce, que lorsque la porte retomba derrière Logan.

Encore un peu étonnée, elle regarda autour d'elle, se demandant vaguement ce qui s'était passé pour qu'une pièce encore comble quelques secondes auparavant se soit brutalement vidée...

Elle se sentit bizarrement déboussolée. Elle tourna lentement sur elle-même, laissant son regard se poser sur chacun des objets de la cuisine, comme pour chercher à comprendre où elle était, ce qu'elle faisait et ce qui se passait.

Mais les objets semblaient tout faire pour ne pas l'aider.
Ils restaient immobiles, calme, silencieux. Même son sac et son ombrelle, qu'elle avait posés auparavant sur une chaise, semblaient s'être détachés d'elle pour se reposer, hors d'atteinte, sans un bruit. A peine s'ils tremblotaient légèrement sous la caresse du soleil.
Les rayons chaud du soleil dessinaient sur le sol les petits carrés de la fenêtre et de la porte, comme autant de figures géométriques douces mais immuables. A leur immobilité répondait le lent ballet de la multitude des particules de poussière rendues visibles par le soleil et qui évoluaient en scintillant dans l'espace.
Toutes les choses semblaient se laisser aller à la caresse de la lumière, s'étirant, ronronnant sans émettre un bruit. C'est à peine si on entendait le battement sourd d'une vieille pendule, et près de la fenêtre, une idiote de mouche qui ne faisait que rebondir contre la vitre en tentant de sortir, et émettait un vague bourdonnement désespéré.

Dinah sentit brusquement quelque chose de très désagréable en elle. Quelque chose comme de la panique. Ou de l'abattement. Ou un peu des deux. Quelque chose qui faisait qu'elle ne se sentait plus elle-même.

La cuisine semblait chaude, tendre, accueillante, mais en même temps si... vide, figée. Le balancier de la pendule oscillait toujours, mais c'était comme si le temps avait été suspendu.

Un tableau. Une esquisse. Un souvenir.
La cuisine semblait un souvenir heureux que le temps aurait décidé de préserver pour toujours. Comme si tout ce qui était là avait toujours été là et serait toujours là. Immuable et pour les siècles des siècles.
Comme si l'éternité avait été accordée à un instant.

Dinah fit deux pas, mais le bruit des talons de ses bottines sur le carrelage semblait de trop.
Perturbée, elle s'arrêta. Elle ne savait plus que faire, ni comment le faire, ni si elle avait quelque chose à faire...

L'éternité était prête à continuer. Il lui fallait une bouée de secours.

"Faire le point. Il faut faire le point."

Dinah prononça ces mots à haute voix et les laissa faire voler en éclat l'immuabilité du lieu.
Dinah sourit et reprit de l'assurance.
D'un air décidé, elle prit un verre dans le placard que n'avait pas encore refermé Logan, puis se dirigea sur la desserte d'où il avait pris la bouteille de vin.
Accroupie devant, elle ne fut pas longue avant d'attraper une autre bouteille. Elle se releva et lu l'étiquette.

"Talisker. Single Malt. Parfait..."

Elle se servit un petit verre de whisky et replaça la bouteille. Elle regarda son verre, le sentit, trempa ses lèvres dedans et le vida d'un trait.
L'alcool était brûlant, râpeux, légèrement iodé. Dinah grimaça.

"Papa avait raison..."

Dinah regarda de nouveau son verre, vide cette fois, et sourit.

"Bien. Passons aux choses sérieuses..."

Elle aimait tester de sa voix la réalité de son existence qui semblait si vacillante dans ce lieu.
Elle ôta soigneusement ses gants, rinça son verre avant de le ranger.

"Faire le point…"

Faire le point... Elle était donc sans doute bien chez Madame Cocksure, mais cette dernière était sans doute absente. Chose étrange, elle semblait entourée de personnes peu compétentes. Peut-être que c'était pour ça qu'elle lui avait demandé de venir ? Peut-être qu'elle se trouvait être la seule femme capable dans cette maison et qu'elle avait besoin de conseil, de soutient ?

Dinah haussa les épaules en s'essuyant les mains et en remettant ses gants. Peu importait, elle le saurait en temps utile.
Pour l'instant, la chose la plus importante était de prendre les choses en main.
Puisque personne ne semblait capable d'accueillir une invitée convenablement (non qu'elle les blâma encore une fois, à force d'habiter dans des coins absolument reculés, les gens devaient perdre un certain sens des bonnes manières...) il fallait bien qu'elle s'en charge elle-même.
Elle se devait donc de ne déranger personne d'autre, et de se trouver elle-même une chambre.

Dinah attrapa fermement son sac et son ombrelle, jeta un dernier coup d'œil à la cuisine et partit, décidée, à l'assaut des étages.

[chambre d'Owen]