Le Tumulus

[Le Jardin - Le Kiosque à Musique]

Le chemin était plaisant. Evidemment, il l'aurait été encore plus si Owen avait pu distinguer quoi que ce fût à plus de trois mètres devant lui, mais les odeurs semblaient multipliées dans l'obscurité et, ainsi, les narines récupéraient ce que les yeux perdaient... Seul, le Capitaine aurait dévalé joyeusement ce sentier qui descendait doucement. Mais, avec une femme à son bras, il ne pouvait se permettre une telle allure. D'ailleurs, Nuala avait semblé essoufflée après quelques minutes de marche seulement, et Owen avait résolu de ralentir un peu le pas.

Le manque de visibilité l'avait conduit à solliciter au maximum son odorat. Soudain, tandis qu'il proposait à sa compagne une explication quant à l'escarpement du sentier, une odeur vint lui chatouiller les narines et Owen s'arrêta net. L'eau. L'eau douce. Ce chemin conduisait à un lac.

Le Capitaine méprisait bien un peu ces étendues aqueuses si passives, mais somme toute cela n'était pas déplaisant dans les circonstances. Quoique... Si l'on y songeait bien, il était peu probable que Mrs. Barlow eût accidenté son véhicule au bord de ce lac. Il fallait donc éviter d’y descendre tout à fait. N'écoutant que son instinct, Owen se détourna brutalement du petit sentier et partit à travers les hautes herbes, à l'aveuglette mais ravi.

C’est ainsi que, bon gré mal gré, Nuala fut entraînée à ses côtés parmi les buissons humides. De temps en temps, le pied pourtant sûr d’Owen plongeait dans un trou rempli de boue, et c’était sans doute le cas également pour la jeune femme, mais il s’en souciait peu pour le moment. En effet il aperçut bientôt le reflet tremblant de la lune, devant eux et en contrebas. Un lac. Il avait vu juste. Redoublant d’ardeur, le Capitaine accéléra la cadence en virant légèrement sur la gauche, vers laquelle, il en était sûr, la voiture les attendait.

Bientôt, il aperçut en effet une forme sombre, trop réelle pour être une ombre, trop peu étendue pour se confondre avec une colline. Un sourire satisfait apparut sur le visage d'Owen qui se tourna vers sa compagne qu'il entraînait toujours à ses côtés:

« Ne serait-ce pas là votre berline, chère Madame ? »

Sans même se soucier d'obtenir une réponse, il lâcha le bras de Nuala et accéléra sensiblement le pas. Au bout de quelques mètres cependant, la cadence de sa marche ralentit, ralentit pour finalement venir avoisiner le zéro. Ses sourcils de charbon se froncèrent, sa mâchoire se crispa... Un vulgaire tas de cailloux.

« Fausse piste... » marmonna-t-il.

Il prit sur lui, redressa les épaules et afficha un sourire empreint de détermination.

« Mais rien n'est perdu, nous ne sommes plus très loin ! »

Il accorda un dernier regard rancunier à l'amoncellement de pierres. Pas tout à fait naturel semblait-il... Cela lui rappelait une vieille légende - Tom Marley avait beau répéter que ça n'avait rien d'une légende et que sa grand-mère pouvait en attester, Owen n'était pas sans savoir que la famille Marley n'avait jamais caché un penchant sûr pour le whisky -, vieille légende qui... Oh, mais ce n'était pas le moment. Pas du tout. Tout cela c'était bien beau, mais il s'était fixé un but devant témoin, il s'agissait d'y arriver. Owen tourna résolument le dos aux cailloux trompeurs et reprit une marche déterminée. Après quelques pas, il s'arrêta comme se rappelant brusquement de quelque chose, et jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule pour voir si Nuala suivait. Ne la voyant pas, il se retourna tout à fait:

« Madame Barlow ? »

[Jardins - le kiosque à musique]

Owen avait décidé de ralentir un peu sa marche, ce qui permit à Nuala de plus faire attention au paysage qu'à ses enjambées. Ils arrivaient en vue d'un lac dont elle apercevait la tache sombre au loin. Elle se demanda si le capitaine savait bien où il allait. Elle n'avait absolument pas remarqué ce lac en arrivant au manoir. Sa voiture devait donc être fortement éloignée du lac...ou totalement à l'opposé.

*Je ne l'ai peut-être tout simplement pas remarqué...* pensa Nuala, guère convaincue. Néanmoins, comme Owen continuait résolument, et qu'après tout cette balade n'était pas désagréable, la jeune femme se garda de faire la moindre remarque et s'engagea derrière Owen, parmi les buissons et les herbes mouillés. Elle n'osait faire remarquer au capitaine que continuer à suivre le chemin eut été plus sage - et surtout moins salissant. Mais son compagnon fonçait bille en tête et Nuala s'amusait finalement de ce nouveau raccourci. Le lac disparut à leur vue, masqué par une petite colline.

*Penser à prendre d'autres chaussures dans la voiture...* nota Nuala dans un coin de sa tête.

Le capitaine lâcha brusquement son bras. Nuala en profita aussitôt pour examiner ses pieds d'un air navré. Des escarpins tous neufs... Elle poussa un gros soupir.

« Ne serait-ce pas là votre berline, chère Madame ? »

Distraite de ses sombres pensée, Nuala releva la tête et aperçu une forme sombre un peu plus loin. Certaine d'avoir retrouvé sa voiture, la jeune femme retrouva le sourire et suivit le capitaine parti en éclaireur.

Elle le rattrapa finalement, près de la voiture... qui s'avéra être un tas de pierres.

*Un tas de pierres ? Mieux que ça !!* pensa Nuala, soudain surexcitée.

"Attendez-voire...mais oui...mais oui..." chuchota Nuala en s'approchant des pierres. "Un tumulus ! C'est formidable !"

En réalité il n'était pas extraordinaire de découvrir un tumulus dans cette région qui en regorgeait. Les vestiges archéologiques se trouvaient à foison dans la campagne écossaise. Néanmois, la passion de Nuala l'empêchaient heureusement d'être blasée de toutes ces vieilles pierres, et c'est avec enthousiasme que la jeune femme entama de faire le tour du tumulus, oubliant tout à fait Owen qui était déjà reparti. Plusieurs pierres étaient à terre, mais Nuala, dans sa précipitation, oublia toute prudence et buta contre un bloc plus gros que les autres. Elle tomba en silence, trop étonnée pour pousser le moindre cri, sa main gauche tenant le précieux sac en l'air.

Décidément on ne voyait rien de rien. Pas la moindre trace de Nuala à moins de cinq mètres - au-delà, l'obscurité était totale -. La jeune femme n'ayant pas répondu à l'appel, Owen jugea prudent de revenir sur ses pas. En retournant vers le tas de pierres, il tâcha de déterminer à quand remontait la dernière fois qu'il l'avait vue. A peine quelques minutes auparavant, tout près des cailloux. Bon, elle ne devait pas être bien loin. Le Capitaine évita un rocher imposant et entreprit à son tour de contourner l'amas pierreux. Contrairement à Nuala, son intérêt pour le tumulus était limité, et son regard passa sans les voir sur les dizaines de cailloux... Il se fixa soudain sur... la silhouette de Mrs. Barlow.

La malheureuse s'était écroulée dans l'herbe marécageuse. Sans doute avait-elle fait le tour du tumulus en tant que passionnée d'Histoire et de vieilleries. Cela lui allait très bien. Quant à lui, s'il ne dédaignait pas le patrimoine, Owen s'avouait volontiers indifférent face à ce qu'il considérait toujours comme un tas de cailloux. Il lui fallait un plus de vie, ou de variété, ne serait-ce qu'un brin de couleur...

Bref. Owen bondit tout de même auprès de Nuala. Dans sa chute, elle avait réussi à protéger son sac, ce que le Capitaine jugeait particulièrement raffiné et cocasse. Pour la deuxième fois dans la soirée, il s'empara du précieux bagage et le percha en sécurité sur un rocher avant qu'il ne lui arrive vraiment malheur.

Puis il se pencha sur la jeune femme. Celle-ci paraissait un brin étourdie par sa chute, mais saine et sauve. Néanmoins, sa robe et son manteau avaient généreusement trempé dans l'herbe marécageuse, et Nuala n'allait pas tarder à être frigorifiée.

« C'est ce qu'on appelle un bain forcé... Pas de mal ? » interrogea-t-il toutefois pour la forme, tout en aidant Nuala à se relever. « C'est l'effet que cela vous fait, un vieux tas de pierres ? » plaisanta-t-il.

Il savait néanmoins ce que c'était que d'être mouillé dans de telles conditions. Enfin... il savait pour des garçons de composition plutôt robuste. C'est pourquoi il n'hésita pas une seconde et, prévenant tout refus de la part de Nuala, il déclara fermement, avec ce zeste d'emphase qu'il adoptait inconsciemment en présence d'une femme:

« Chère Madame, je me vois dans l'obligation de vous déposséder. »

Et, joignant le geste à la parole, il ôta le manteau lourd d'eau de la jeune femme des épaules de sa propriétaire, et le posa sur une pierre le temps d'enlever sa propre vareuse. Il la tendit d'autorité à Nuala. L'idéal eût été de la rhabiller entièrement en sec mais bon... Il ne fallait pas pousser trop loin l'audace. D'autant que, pour une femme distinguée comme l'était Mrs. Barlow, enfiler sa vieille vareuse délavée relevait déjà d'un grand effort.

« Vous vous sentez d'attaque pour rentrer à pied au manoir ? » demanda-t-il en attendant qu'elle passe son vêtement.

Une eau froide imbibait déjà le manteau et la robe de Nuala, s'insinuant sournoisement dans chaque pli de tissu pour mieux glacer la jeune femme. Si la chute l'avait un brin étourdie, ce contact froid et visqueux sur sa peau la réveilla complètement. Avant d'avoir eu le temps de réagir, la capitaine était déjà à ses côtés et la débarassait de son sac.

"Non non, je crois que tout va bien." répondit-elle tout en faisant prudemment quelques pas. "Rien de cassé."

Elle grimaça un petit sourire poli, suite à la plaisanterie d'Owen. Un vieux tas de pierres... Le peu d'intérêt que portait le capitaine au tumulus refroidit vite l'enthousiasme de Nuala qui renonça du même coup à lui expliquer la différence entre un cairn et un tumulus. Celui-ci n'était d'ailleurs pas très impressionnant, rapport à sa taille. Il ne restait plus que des pierres, la terre qui les avait peut-être recouvertes avait disparu. Le monticule avait en plus une forme assez bizarre, rongée de tous les côtés. Le tumulus avait dû servir de carrière de pierres aux habitants de la région, à n'en point douter. Les maisons de la région devaient toutes être plus ou moins faites de pierres récupérées sur un site comme celui-ci.

*Et un de plus perdu pour l'archéologie...*

Mais si Owen était totalement dépourvu de curiosité face à un si étrange tas de pierres, il ne lui en restait pas moins un solide sens pratique dont Nuala avouait manquer quelquefois... Déjà, le capitaine la dépossédait de son manteau. Un poid s'envola des épaules de Nuala : toute à sa réflexion, elle n'avait pas remarqué à quel point son manteau était trempé. La jeune femme se laissait faire comme une petite fille. Elle enfila la vareuse que lui tendait Owen sans rechigner. Elle avait vécu...mais le tissu un peu rêche n'en restait pas moins confortable.

"ça ira très bien, nous ne sommes pas bien loin et puis je ne suis pas en sucre..." répondit-elle.

Elle eut peur qu'Owen ne prenne mal sa dernière remarque, aussi ajouta-t-elle en désigant la vareuse : "C'est vraiment gentil, je vous remercie. Heureusement que vous êtes là !"

"Mais vous n'aurez pas froid ?" s'enquit-elle tout de même.

Lorsque Nuala fit remarquer qu'il était heureux qu'il fût là, Owen eut un petit rire malicieux:

« Sans moi, vous ne vous seriez pas aventurée par ici, et vous seriez bien au sec au manoir ! C'est de ma faute, je n'aurais pas dû vous emmener ainsi en pleine nuit, c'était imprudent. » déclara-t-il en se rembrunissant un peu.

Mais ce qui était fait... était fait. Logique. Bref.
Sans la vareuse, Owen sentait davantage la bise un peu fraîche s'insinuer entre les mailles de son chandail. Rien de bien méchant, vraiment. Le climat écossais lui paraissait bien fade par rapport à ce qu'il avait parfois essuyé en mer ! C'est pourquoi il sourit à la réflexion de la jeune femme, qui, comme toute femme, avait une réaction de femme. Décidément il était très logique ce soir.

« Oh non, rassurez-vous, ça va. »

Il récupéra - avec précaution - le sac de tapisserie, et déposa le long manteau trempé de Nuala sur son avant-bras, qui fut glacé quelques secondes plus tard. Le Capitaine s'assura d'un coup d'oeil que Nuala n'aurait pas froid - sinon aux jambes, mais ce n'était pas grave -, puis lui recommanda:

« Posez vos pieds exactement à la place des miens. Ce serait un peu bête de s'enfoncer dans un trou de boue... »

Puis il s'éloigna du tumulus en prenant soin de ne pas marcher trop vite. En même temps, il analysait le sol à chaque pas afin de ménager les pieds de la pauvre Mrs Barlow et de lui éviter un nouveau désagrément. Le manoir n'était pas très loin et il faisait au plus court pour y rentrer, mais il se doutait que Nuala trouverait ce chemin du retour bien peu agréable. C'est pourquoi, tout en se concentrant sur ses pieds, il déploya des trésors d'imagination pour distraire la jeune femme et se surprit ainsi à décrire pour elle des plantes, des paysages, des ambiances, à ressortir des bribes de légende ou à lui poser des questions sur la géologie du coin...

Le trajet du retour lui parut courtissime.

[Loch Lurgainn House - Le Deuxième étage - La Chambre d'Owen et d'Irvine]