Le Couloir

[L'Office]

Logan avait grimpé les escaliers, presque avec difficulté. Il se sentait vraiment las et son estomac lourdement chargé lui pesait dans les entrailles.

Il éructa doucement alors qu'il arrivait sur la dernière marche. Son regard chercha à droite et à gauche comme pour s'assurer que le couloir était vide de tout individu susceptible d'avoir entendu le rot qui venait de lui échapper.

D'un revers de la main, il chassa l'odeur tenace de pâté de boeuf et de vin qu'il venait d'expulser et qui menaçait de parfumer tout le couloir.

Son regard se porta sur les portes closes ainsi que sur l'escalier qui continuait de monter vers un autre étage.

Logan s'arrêta juste devant une petite console sur laquelle se trouvait un vase rempli de fleurs.
Où était sa chambre ? Il avait omis de s'en informer auprès de la jeune femme de la maison.
Il se frotta le menton, comme pour s'aider à mieux réfléchir.

*Bah... On m'aura sûrement installé loin de tous... A l'écart de la bonne société... comme un garçon d'écurie ou un jardinier... puisque c'est ce que je suis.*

Il se tourna vers le grand escalier afin de prendre la direction des combles et d'y trouver sa minuscule chambrette mansardée et poussiéreuse quand le bouquet de fleurs attira son attention.

Une tache de couleur bleue, trop dense, déséquilibrait l'harmonie de la composition. Logan se rapprocha plus encore du bouguet et avec précaution et dextérité, malgré ses gros doigts, il entreprit de déplacer les aconits et de mieux les répartir au milieu des gypsophiles et des cosmos.

Quelques secondes plus tard, il recomposait entièrement le bouguet, réajustant les roses (sans oublier d'en humer le parfum en fermant les yeux afin de mieux s'en imprégnier) et les solidages.

Quand il eut terminé, il recula d'un pas afin de vérifier le résultat de son travail.
Malgré le manque certain d'une ou de deux feuilles de fougères dont les frondes allègeraient l'ensemble, son visage se fendit d'un large sourire. Logan était satisfait de son oeuvre.

"Est-ce que vous avez eu de la tourte ?"

Une petite voix curieuse, pointe d'envie retentit derrière l'homme.

"Avec de la crème ?"

Un silence puis le glissement léger du pas de l'enfant sur le tapis. Se tenant à présent à coté de Logan, il lui offrit un sourire où manquaient deux dents.
Débarbouillé, ses boucles brunes soigneusement peignées et vêtu d'une longue chemise de nuit ornée de dentelles, il était l'image même du petit garçon modèle.

Logan, jusqu'alors totalement absorbé dans la re-composition plus harmonieuse du bouquet de fleurs, sursauta et fit volte face comme si on l'avait surpris en pleine occupation honteuse et inavouable.

*Tourte ?*

Le mot en lui même sembla mettre des lustres avant d'être décrypté par l'esprit perturbé de Logan par l'effet de surprise.

*Tourte ? Crème ?*

Les deux mots finirent par avoir un sens dans la tête de Logan et quand il comprit enfin à quoi ils faisaient référence, Logan se mit à sourire.
Le jeune garçonnet tout propret et tout sourire qui se tenait devant lui semblait, après la peur provoquée par la surprise, une menace bien dérisoire.

Logan s'accroupit pour se mettre à son niveau et lui adressa un sourire amusé et radieux :

"De la tourte avec de la crème ? Nan... Je n'en ai pas eu ! Peut être n'en restait il pas ?"

Logan dévisagea le jeune garçon. Son air innocent et son sourire édenté, ajouté au fait que l'enfant lui adressait la parole sans une once d'inquiétude malgré sa carrure et sa taille qui faisait bien le double de celle du garçonnet, le toucha profondément et il eut presque la sensation de sentir son coeur fondre lentement.

"La tourte est peut être réservée aux enfants de la maison, non ? A moins que... (désignant de son gros doigt la bouche édentée de l'enfant) que la petite souris ait tout mangé..."

Le petit eut une moue désappointée.

"Oh vous savez, il n'y a pas d'enfant ici à part moi ! Ma maman dit que la ville est trop loin pour que mes cousins nous visitent.. Etes-vous déjà allé en ville, Monsieur ?"

Son attention fut brusquement détournée vers l'escalier et il sourit.

"Ma maman va venir pour mes prières et si elle me trouve ici, elle me grondera."

Il trottina vers la porte entrouverte d'une des chambres et se retourna avant d'y entrer.

"Vous viendrez pêcher avec moi, à la rivière demain ?"

Un dernier sourire, un petit signe de la main et sans attendre de réponse, il disparut derrière la porte qu'il referma doucement.