La Rivière

[Loch Lurgainn House - Le Premier Etage - Le Salon des Portraits]

Il s'essouffla vite. Quelques cinq cent yards après avoir quitté le perron, Owen dut se résoudre à marcher. Mais marcher vite. Sa forme physique et son âge devaient apprendre à cohabiter. Son souffle était bruyant, sa respiration rapide et cahotique. L'effort fourni n'était pas seul en cause.

Lorsque Owen quitta le domaine, sa tête bourdonnait, son sang battait dans ses tempes et il toussa longuement. Marchant toujours. Courant presque. Ses grandes enjambées aplatissaient les hautes herbes. Aucune pensée ne réussit à se frayer un passage sous son crâne. Il marchait, point.

Il se retrouva face à un cours d'eau. La grande quiétude du lieu était insupportable. Owen ramassa une pierre et la lança dans l'eau en y mettant toute sa force.

« A quoi ça te sert d'être eau si tu fais pas de vague, hein ? Tu crois vivre ? Il n'y a que la mort ici ! »

Il avait hurlé à s'en déchirer la voix.
La pierre avait émis un bruit sourd en tombant dans la rivière, et effraya quelques oiseaux qui s'envolèrent en protestant.

Sa poitrine se soulevait à intervalles rapprochés; il resta les bras ballants. Les cercles dans l'eau s'étaient effacés, et la paix avait repris ses droits.

Il se sentait mieux. Sa course, son geste, son cri l'avaient apaisé. Il se laissa tomber dans les herbes humides, allongé sur le dos. Le soleil l'éblouit, mais il se força à garder les yeux ouverts, fixés sur les nuages qui progressaient lentement. Cumulus humilis. Rouvrir les paupières après chaque clignement était douloureux, à cause de la luminosité. Il s'imposa de le faire. Sa gorge aussi lui faisait mal.

Peu à peu, il retrouva ses esprits. Il se souleva et s'assit. Les oiseaux étaient revenus et dansaient au milieu des taches colorées dues à l'observation du ciel.

Il lui sembla qu'il mourait et qu'il naissait en même temps.
La plupart de ces certitudes s'étaient écroulées depuis son arrivée au pavillon Chattan. Son cartésianisme ébranlé. Sa confiance en lui-même remise en question. Ses sentiments écorchés.
A cet instant cependant, il se sentait en paix. Il s'était révolté, et seule la sérénité avait répondu. Il tendit la main et effleura la surface de l'eau juste assez pour la troubler sans la fracturer. Cette eau-là peut-être allait à Aberdeen. A ce rythme lent qui l'avait rendu fou. Il retira sa main, la regarda sécher lentement au soleil.

Puis il se leva et longea la rivière à pas lents.

[Le pont couvert ]

Ventre à terre, le chignon complètement défait, ses longues boucles brunes coulant ça et là sur ses épaules, Elizabeth courrait désespérément.
Tête baissée, il lui fallait mettre le plus de distance entre elle et ce pont de malheur, habité de voix cruelles ! Elizabeth n'avait pas encore réalisé que le vent ne soufflait plus. Ce n'était plus tant la brise qui l'effrayait désormais. Il fallait qu'elle retrouve Maverick ! Liz n'aurait de repos que lorsqu'elle pourrait à nouveau se blottir contre lui et épancher ses angoisses ! Le diable habitait ces lieux, qu'importait le soleil radieux qui faisait jouer ses rayons sur la rivière !

Soudain son regard accrocha la silhouette d'un badaud. Elle y vit là son salut ! Soulevant, pour une dernière accélération, ses jupons, la jeune effarouchée se précipita aux devants de l'inconnu.
A bout de souffle, dans un cri effrayé la jeune femme se précipita jusqu'à sa hauteur et s'accrocha littéralement à son cou:

"Au secours ! ... Je... vous en prie ! Mon époux... Aidez-moi... Il a ... disparu !"

Elle tourna alors la tête en direction du pont mais elle ne découvrit que la paisible rivière qui s'étendait jusqu'à l'horizon. Est-ce qu'elle avait couru autant ? Peut-être que le pont avait disparu ! Un nouveau frisson d'épouvante parcourut son corps tourmenté, et elle renforça son étreinte, comme un animal traqué, autour du cou du promeneur, comme pour lui murmurer ces mots à l'oreille :

"La tempête... Le vent, les voix! Nous avons été séparé !"

En proie à une véritable crise de terreur, Elizabeth versait des larmes à gros bouillon et avait revêtu ses airs de folle, ses grands yeux écarquillés et les tremblements venant accentuer cette impression de démence. Mais elle était déterminée à garder un semblant de raison... jusqu'à ce qu'on lui annonce la mort de Maverick !

Il devait être inscrit qu'il ne retrouverait jamais pour longtemps sa sérénité. La silhouette claire qui courait vers lui réveilla des battements de coeur indisciplinés. C'était... Non, ça n'était pas elle. Retour au calme. Au quoi ?

Il reçut la belle inconnue plus qu'il ne l'accueillit. Son époux, disparu ? Une tempête, des voix ? Mais la quiétude s'étendait avec insolence à perte de vue ! Pourtant, Owen s'était fait un deuil de sa raison. Pour le temps qu'il lui restait à passer à Loch Lurgainn House, il laisserait son intuition le guider plutôt. Or son intuition lui disait que, peut-être, cette jeune femme avait été victime d'une de ces bizarreries cruelles dont il avait goûté. Et pour l'heure, il y avait une enfant à calmer, un époux à retrouver.

Le Capitaine n'osa se détacher de l'étreinte qu'elle lui imposait dans sa terreur. Par la force des choses, il se retrouvait le nez dans ses cheveux, les joues au milieu des boucles brunes. Un brin gêné, il résolut de considérer qu'il avait affaire à une fillette plutôt qu'à une femme. D'ailleurs les grosses larmes qui coulaient sur ses joues l'en persuadaient presque. Il l'entourait d'un bras, avait pris sa main dans la sienne et tentait de l'apaiser tout en la repoussant doucement. Le mari pouvait surgir à chaque instant, tout de même...

« Calmez-vous, calmez-vous, je vous en prie... »

Il lui serrait toujours la main, et avait réussi à s'écarter suffisamment pour la regarder dans les yeux. Des yeux qu'elle avait, à ce moment, immenses et brillants, soulignés de cils interminables et humides. Une larme perlait sur l'un d'eux.

« Nous allons le retrouver, votre mari. »

Demander un signalement semblait superflu, sachant que le premier quidam venu dans cette immensité serait détecté. De sa main libre, Owen fouilla dans sa poche et en sortit... son mouchoir. Non, il n'avait pas trouvé mieux. Il le lui tendit avec une maladresse de jeune premier - à cette nuance près qu'il ne feignait pas.

« Séchez vos larmes, nous partons à la recherche de votre époux. Où avez-vous été séparés, avez-vous dit ? »

Tout en entamant ainsi la discussion, il avait recommencé à marcher dans la direction d'où elle venait, proposant maintenant son bras comme appui.

Une main douce et pleine de chaleur se saisit soudain du poing crispé d'Elizabeth et ce simple geste eut raison des tremblements de la jeune femme. Il y avait quelque chose d'extrêmement apaisant dans l'attitude du mystérieux promeneur, peut-être était-ce côté protecteur qui lui rappelait Père ?

Mais, enfin, Lizzy trouvait en son vis-à-vis la quiète assurance digne d'un gentleman des mieux intentionnés. Et ceci suffit à lui faire ravaler aussitôt ses larmes. Pour peu elle se serait blottie contre lui et l'aurait serré plus fort encore. Elle dévisagea l'inconnu et détailla pour la première fois le visage bonhomme du quidam. Cette barbe aussi, c'était très "paternel". La jeune femme rougit alors et baissa les yeux :

"Veuillez m'excuser pour mon emportement... Je suis juste..."

Elle se tut, son regard venait d'embrasser le paysage ensoleillé. Il faisait si beau. Sa terreur était loin derrière. Il n'y avait pas de quoi s'inquiéter, finalement ! Un sourire timide balaya ses dernières angoisses.

"J'ai été très impressionnée par une bourrasque qui nous a surpris alors que mon époux, et moi-même, nous passions le pont couvert ! Nous avons été séparés à ce moment-là... Un peu plus haut, par là-bas" Elle agita la main en direction de l'aval de la rivière, l'endroit d'où elle avait surgi. "J'ai tant courru que je ne saurais, hélas, davantage vous éclairer sur la distance à parcourir..."

Puis tout à coup, elle se resaisit, comme une enfant qui soudain se souvient d'appliquer les formules de politesse. Liz consentit à faire un pas en arrière, et salua comme il se devait le charmant monsieur, qui l'invitait à prendre son bras : "Je m'aperçois que j'en ai oublié de me présenter. Je me nomme Elizabeth Archer" Elle tendit la main que l'homme avait jâdis au creux de la sienne : "A qui ai-je l'honneur ?"

C'était très naturel, elle en aurait presque chassé Maverick de son esprit. Elizabeth affichait maintenant une jovialité absolument charmante, peu soucieuse de l'effet produit par ce virement d'humeur soudain. Elle connaissait le pouvoir de ses sourires...

Curieusement et alors qu'il n'y croyait guère, Owen assista à un magnifique revirement chez la jeune effarouchée. Bientôt, toute trace de terreur disparut de son visage, et un enjouement charmant habitait désormais toute sa personne.

« Le pont couvert ? » répéta soudain le Capitaine, tandis qu'un air soucieux assombrit son regard un instant. Il chassa néanmoins toute trace de contrariété. « Oh oui, je vois. Ce n'est pas tout près, en effet ! Et si votre mari a parcouru autant de chemin que vous, le périmètre de recherche est large... » annonça-t-il d'un ton léger.

Hop, la fillette affolée s'était métamorphosée en jeune femme mondaine, qui rappelait vaguement Dinah Windfield. Owen baisa la main qu'elle lui tendait. Il ignorait si cet usage était désuet ou non. Tout ce qu'il savait, c'était que l'ordonnance navale l'indiquait. A Dieu Vat' !

« Owen Burnett, Madame. »

Ils repartirent en direction du manoir Chattan. Ce même manoir qu'il avait jugé abandonné la veille. Ciel, comme cela lui paraissait lointain ! En réalité, jamais il n'avait rencontré autant de gens disparates en si peu de temps.

« Moi qui croyais avoir découvert un havre de solitude par ici... » Il eut un petit rire. « Non qu'une apparition humaine ne soit pas la bienvenue, bien entendu. D'autant plus si ladite apparition se révèle charmante. » Il souriait, se surprenant à faire un compliment. « Et qu'est-ce qui vous amène par ici ? »

Devant eux, il distinguait le chemin qu'il avait pris en venant, marqué par l'aplanissement des herbes. Etrangement, il ne vit pas celui qu'aurait pu tracer Mrs Archer.

On ne trompe pas Elizabeth Archer ! Elle avait bien vu l’éclair inquiet vriller au fond des yeux du Capitaine lorsqu’il avait évoqué à voix haute le pont couvert. Une bouffée d’angoisse, réminiscence soudaine des évènements proches, la prit à la gorge. L’expression à nouveau du sereine sur le visage de son vis-à-vis lui évita de se laisser aller. D’une voix blanche, qu’elle ne maîtrisait en rien, elle demanda :

« Vous connaissez ce pont ? Est-ce que par hasard quelque affaire fâcheuse vous serait arrivée à ses abords… »

Elle inclina légèrement la tête sur le côté, comme lorsqu’on s’apprête à murmurer quelque secret à son interlocuteur. D’un ton volontairement mystérieux, elle lui demanda :

« Savez-vous ce qu'on m'a dit de la ruine qui… »

Tiens, d'ailleurs, où était-elle passée cette maudite ruine ? Elle s’arrêta, aux aguets. S’écarta à nouveau, tourna la tête, vers la lande. Elle écoutait à peine les présentations du charmant personnage, elle releva le nom, malgré son visage orienté à l’opposé du Capitaine. Volubile, comme à son habitude. Fronçant des sourcils, elle s’entendit répondre :

« Enchantée, Monsieur... Cette ruine, donc, où est-elle ? »

Maintenant que ce dernier lui avait pris le bras, ils marchaient comme deux promeneurs avisés le long d’un chemin encore inconnu, du moins, pour la jeune épouse Archer.
Elle savait que leurs pas les mèneraient irrémédiablement au pont couvert. Ce même pont habité de voix mystérieuses et d’un vent maléfique, et elle n’était plus si sûre de vouloir continuer dans cette direction. Ecoutant, avec force de concentration, Mr. Burnett lui faire part de quelque flatteuse confidence, elle en vint à la conclusion qu’il devait être un habitant de cette rive. Etonnant… Le gratifiant d’un sourire plein de courtoisie, et plissant ses yeux avec intérêt, la jeune femme demanda :

« Vous habitez de ce côté de la rive ? »

Elle continuait d’évoluer à ses côtés, son étreinte s’était d’ailleurs resserrée sur le bras amical. Lentement, elle ralentissait la cadence. Elle répondit d’un ton voilé : « Maverick m’a emmené ici pour notre premier anniversaire de mariage… » Et, disant cela, la jeune femme s’était arrêtée nette dans son élan. Elle ferma les yeux un moment, espérant que cette désagréable sensation d'étouffement passerait. Cette fois, le rouge avait quitté ses joues, et la pâleur avait gagné jusqu’à ses lèvres :
« Je crois que je vais me trouver mal… Il me faut … »

Un frisson, violent, lui parcourut l’échine. Ses sels… Il lui fallait ses sels ! Elle porta la main à son corsage et tira nerveusement sur la chaînette en argent qui disparaissait dans son décolleté. Ils ne la quittaient jamais. Pauvre petite fille émotive… Mère lui avait appris à les garder à portée de main en toute circonstance. Merci, Mère.

La tête lui tournait. Le soleil était trop chaud. Et puis, surtout elle avait la nausée. Toujours cette fichue nausée. Liz porta ses yeux suppliants en direction du regard de Mr. Burnett, et demanda d’une voix blanche :

« Je vous en prie... Pas le pont ! »

Et sans dire un mot de plus, avec un soupir très lasse, la jeune femme sentit qu’elle glissait vers le sol. C’était un étourdissement, ça passerait. Elle connaissait les symptômes. Elle ferma les yeux pour que le ciel et la poussière cessent de tourner. Une voix au fond d’elle ricana. Assez ! Elizabeth trouvait cela ridicule, son corps l’emportait toujours sur sa volonté…

Les changements d'humeur de son interlocutrice décontenançaient Owen. Alors qu'elle paraissait tout à fait remise l'instant d'avant, voilà que l'inquiétude perçait de nouveau dans sa voix. Il était tenté de nier toute affaire fâcheuse, mais un sentiment, peut-être un peu moins noble, l'en dissuada. En fait, Elizabeth Archer était la première qui reconnaissait que des évènements étranges avaient lieu à Loch Lurgainn House. Ce qui avait quelque chose de rassurant. Ah il y avait eu le prêtre aussi. Mais cela n'avait rien de rassurant.

« J'y suis passé, naturellement. Des... hum... Des oiseaux m'y ont attaqué. Bizarrement. »

Mais d'angoissée Mrs Archer se faisait déjà mystérieuse, et le Capitaine prêta l'oreille à ce qui allait suivre. Rectification: à ce qui aurait dû suivre. Il pesta en lui-même contre les femmes qui n'avaient aucune suite dans les idées.

« Cette ruine, donc ? ... » reprit-il dans une tentative pour relancer la confidence. Peine perdue. Penser à interroger Mrs Archer sur la ruine. « Nous y allons. Mais, si toutefois nous parlons bien de la même ruine, détrompez-vous. Cette ruine n'est que ruine de loin. Il s'agit en réalité d'un manoir fleuri et habité. »

La question qui suivit l'amusa. Lui, vivre ici ?

« Oh non, oh non non non, pas du tout ! Je suis marin, voyez-vous, je n'habite que sur mon bâtiment qui m'attend à Aberdeen. Je suis arrivé hier, par hasard. »

Un pèlerinage solitaire sur la lande, cela paraissait compréhensible. Un voyage en amoureux, un anniversaire de mariage dans une ruine pour une jeune femme qui semblait fragile, cela relevait d'un manque de délicatesse évident. Maverick Archer devait être très naïf, ou très égoïste. Owen n'eut pas le temps d'approfondir sa réflexion. Il sentit la jeune femme peser plus sur son bras, et se tourna vers elle. Un malaise, il ne manquait plus que ça.

« Mrs Archer, vous vous sentez bien ? »

Complètement désemparé, il ne songea plus qu'à rejoindre quelqu'un qui saurait quoi faire. Lui-même n'avait jamais eu affaire à cela. Les quelques fois où sa mère défaillait, il était écarté et un médecin arrivait peu après. Par ailleurs, cela remontait à plus de trente ans. Il regarda avec anxiété Mrs Archer sortir des sels de son décolleté, sans grand succès apparemment, puisque son malaise semblait s'aggraver. Le regard de noyée qu'elle lui adressa réveilla ses capacités réactives.

« Nous n'allons pas au pont, je vous le promets. Nous rentrons au manoir par l'arrière du domaine. » indiqua-t-il en recouvrant un peu ses esprits.

L'émotive Mrs Archer devait subir les effets cumulés de la frayeur, de la course et du soleil. Owen pouvait déjà lutter contre ce dernier facteur. Levant le nez, il embrassa du regard les environs. Ils étaient presque arrivés au coeur du jardin des Chattan. Des piquets de bois le délimitaient de ce côté-ci. Au-delà, enfouie dans la verdure, une cabane s'offrait à leur vue.

« Nous allons nous mettre au frais. » décida-t-il alors.

Soutenant la belle défaillante, il la porta presque jusque là.

[Loch Lurgainn House - Le Domaine - Le Jardin - La Cabane du Jardinier]